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Vol. 14-2 – 1992
Regular Issue
Plus que dans tout autre domaine des études de folklore, la chanson traditionnelle reste fidèle à ce qu’elle a été, s’éloignant par là même des pratiques scientifiques étroites qui estiment, par exemple, qu’un chercheur sérieux ne peut publier un recueil de textes, que l’étude contextuelle est impérative à l’analyse textuelle, que l’approche comparatiste n’amène rien d’utile, ou encore que la constitution d’archives ne relève pas de la recherche universitaire. J’ai rencontré des affirmations de ce genre dans chacun des trois plus importants programmes d’études avancées en folklore en Amérique du Nord dans lesquels j’ai eu l’honneur d’enseigner. Cependant, les étudiants en chanson traditionnelle ne se sont pas laissés tromper par les lieux communs et à la mode; ils persistent sans honte à y envisager un plus vaste panorama de possibilités que celui empreint de l’idéologie de la rupture avec le passé et de la nouveauté, évoquée par cette phrase souvent entendue mais vide de sens, » contrairement aux travaux précédents « , dont le seul emploi passe pour une garantie.
J’ai eu l’occasion d’apprécier cette ouverture d’esprit, à considérer ces principes comme un éventail d’opportunités plutôt que comme une série d’interdictions dans six publications qui ont fait l’objet d’un essai critique paru dans un numéro récent du Journal of Folklore Research: une longue bibliographie, un recueil de textes et d’airs musicaux, l’étude comparative et d’inspiration historico-géographique d’une ballade, l’analyse structurale du répertoire d’un chanteur populaire isolé et deux livres consacrés à l’étude du motif de la femme-guerrière—connu dans plusieurs traditions de chansons folkloriques—et dont les analyses étaient teintées de féminisme. J’ai vu ces six travaux comme un palimpseste, comme un faisceau synchronique dans lequel des objets très actuels, tels que le féminisme et le multiculturalisme » post-colonial « , coexistaient avec ceux considérés plus anciens tels que recueils de textes et analyses comparatives. Cet éclectisme m’a beaucoup plu.
Je ne veux pas dire pour autant que le chercheur ne doit donner qu’une seule orientation à sa recherche. La minutieuse étude comparative de Judith Seeger sur les variations de la ballade du comte Claros, bien connu dans le monde hispanique, contient un chapitre traité avec finesse que n’importe quel » ethnographe des communications » serait fier de signer: Seeger analyse deux interprétations de cette ballade médiévale, dans un contexte de performance auxquelles elle a assistée en 1978 dans le Brésil rural.1 Dans sa recherche sur les femmes-guerrières de la littérature populaire britannique, Dianne Dugaw n’hésite pas à employer la méthode comparative pour révéler les fonctions anti-hégémoniques et les significations actuelles de ces figures légendaires.2
Qu’est-ce qui pourrait expliquer cette tendance à plus d’envergure, de générosité et d’ouverture d’esprit que l’on ne trouve généralement pas dans notre discipline. La relation concrète et intime que les chercheurs en chanson traditionnelle entretiennent avec le matériau qu’ils étudient contient peut-être des éléments de réponse: ceux-ci sont souvent attirés par la chanson parce qu’elle les a émus en tant que spectateurs. En effet, beaucoup parmi eux sont aussi chanteurs et musiciens, certains très accomplis, ce qui les dissuade de prendre un trop grand recul qui pourrait les empêcher de communier, esthétiquement ou intellectuellement avec leur objet d’étude. D. K. Wilgus écrivait: » Il me reste à trouver une chanson traditionnelle qui ne m’a pas appris quelque chose… il me reste aussi à en trouver une dont l’emprise n’est pas dangereuse. « 3 L’attitude de D. K. Wilgus est tout à fait caractéristique de celle des autres chercheurs dans ce domaine: il aimait écouter les chansons, les chanter, les recueillir, les analyser, les interpréter et les expliquer: dans la seconde moitié de ce siècle il devint le plus grand spécialiste de la chanson traditionnelle anglo-américaine. Il aurait certainement lu avec enthousiasme et profit tous les articles de ce numéro de Canadian Folklore Canadien.
Le premier article de Margaret Bennett s’inspire de l’un des thèmes les plus anciens et encore des plus séduisants des études de folklore: le romantico-nationalisme. Aussi l’auteure privilégie-t-elle les chansons scot-gaëliques de l’Est du Canada parce qu’elles transmettent des émotions qui n’apparaissent pas dans les récits historiques—tristesse de quitter le territoire ancestral et joie de la liberté trouvée dans la patrie d’adoption. D’autre part, elles célèbrent l’idée et l’esprit du travail en commun, tel que le filage, et elles perpétuent la création de chansons bardiques locales qui prônent un engagement intégral dans la communauté. Ces chansons conservent, elles-mêmes, des formes traditionnelles telles que le panégyrique et la satire, si importantes dans le répertoire gaëlique. L’auteure insiste sur la continuité de ces thèmes et de ces sentiments qui courent encore dans les chansons gaëliques de l’Est du Canada et qui révèlent le poids de la tradition.
Margaret Bennett fait preuve d’un élan qui est aussi caractéristique des chercheurs actuels en chanson traditionnelle qu’il l’était à l’époque de l’évêque Percy: sauver les chansons de l’oubli ou de la modernisation hâtive, et leur assurer une place dans l’histoire culturelle avant que nous ne les perdions. Cette entreprise de » sauvetage » et de » conservation » a marqué la chanson traditionnelle d’une variété de noms péjoratifs — » reliques « , » vestiges « , » survivances » et » derniers restes « , parmi d’autres. Veillant sur elles, nous avons été à l’occasion critiqués par des collègues de notre propre discipline ou d’autres disciplines qui ont opté pour des orientations plus théoriques; mais cette vigilance a mené à une collection de données d’une immense valeur pour l’étude de la chanson traditionnelle, et en effet, c’est souvent le simple » sauvetage » qui justifie notre existence envers ceux qui sont à l’extérieur du monde universitaire.
Si Margaret Bennett s’intéresse surtout à la chanson comme moyen de resserrer l’identité gaëlique au Nouveau Monde, elle reconnaît que celle-ci n’exerce pas seulement une force centripète, mais aussi une force centrifuge encourageant l’interaction entre le gaëlique et les autres langues du paysage culturel de l’Est du Canada. D’ailleurs, ces chansons sont souvent en deux langues, du type que l’on nomme » macaronique « , type qui se développe probablement là où existe le bilinguisme. Dans ce numéro, I. Sheldon Posen analyse deux versions de chansons » macaroniques « —Bords des États et Landon’s Dog—qu’il a recueillies dans la région de la vallée de l’Outaouais, à la frontière du Québec et de l’Ontario. L’objectif de Posen n’est qu’une simple note de recherche. Il sollicite cependant ses lecteurs afin qu’ils lui fournissent des informations, d’une part sur ces deux versions, d’autre part sur les chansons » macaroniques » franco-anglaises en général. C’est qu’il est en effet urgent d’en faire une cueillette systématique, ainsi que des études comparatives. Ainsi, la seule présence d’un ou deux mots dans une deuxième langue (comme dans Landon’s Dog) ou d’un seul refrain répété (comme dans le Limerick Rake4 irlandais) est-elle suffisamment significative pour distinguer les chansons » macaroniques » et les chansons » non macaroniques « ? J’ai rencontré des chansons irlandaises dites macaroniques, mais qui présentaient une égale importance des parties gaëliques et anglaises —l’une n’étant en fait que simple traduction de l’autre—ce qui semble être différent des chansons dans lesquelles les deux langages sont interactifs ou dialogiques, comme dans Bords des États. Vient ensuite la question des similitudes et des différences entre les thèmes des chansons » macaroniques » et des chansons unilingues lorsqu’elles relèvent toutes deux de la même culture. Bords des États, par exemple, aborde le thème du passage des ruraux à la ville, thème que l’on retrouve fréquemment dans la chanson de tradition britannique. Or ce thème est aussi très certainement bien connu dans les traditions canadiennes anglophones et francophones. De même Landon’s Dog présente le même moule que les chansons » trick and spree » anglo-irlandaises. Voilà pourquoi Posen recherche d’autres textes, de nouveaux exemples, des informations sur leur provenance, des données sur les interprétations qui en sont faites. Tout cela pour vérifier ses hypothèses concernant la classification, le sens et la fonction de ces chansons.
Depuis plusieurs années Colin Neilands catalogue les ballades populaires anglophones irlandaises, publiées ou non, recueillies par la tradition orale ou trouvées dans le corpus des chansons de colportage. On a pu dire que la somme du matériau folklorique non publié dans les archives irlandaises, particulièrement dans celles de la République, est stupéfiant; non seulement en gaëlique, mais aussi en anglais, qu’il soit en vers ou en prose. Le catalogue de Neilands en est d’autant plus utile et précieux, même dans la forme partielle présentée ici, répertoriant les ballades que la tradition chantée de Terre-Neuve a partagées avec l’Irlande. En prospectant les Archives de folklore de l’Université Memorial de Terre-Neuve, il nous fait découvrir une autre source importante de matériau folklorique, peut-être plus importante encore que celle de l’Irlande elle-même si l’on ne tient compte que des textes publiés. La comparaison de Neilands relève l’étendue du répertoire partagé, et les sujets privilégiés des chansons. Cette recherche soulèvera de toute évidence d’autres questions: la » génétique » de la chanson traditionnelle qui a toujours suscité des interrogations sur les adaptations de forme et de contenu; des questions quant aux chansons irlandaises qui n’ont pas » pris » à Terre-Neuve; et bien sûr des questions à propos des chansons qui prospèrent dans le Nouveau Monde mais qui ont perdu de leur popularité dans l’Ancien.
La valeur des collections d’archives non publiées et les relations entre les traditions européenne et nord-américaine sont à la base du travail de Neilands; il en est de même pour Joseph Le Floc’h qui propose ici une étude de la ballade médiévale française, ou chanson en laisse, La Blanche Biche. Le Floc’h nous présente une version manuscrite de la chanson recueillie en France autour de 1860, longtemps restée dans des archives n’ayant été consultées que par très peu d’étudiants en chanson traditionnelle française. Il regrette que les folkloristes, dans leur ensemble, aient abandonné l’étude de ce matériau ancien. La version de 1860 de La Blanche Biche est d’un grand intérêt: c’est la première version de la chanson pour laquelle la personne qui l’a recueillie, en l’occurrence Mlle G. de la Nicollière (qui pourrait avoir été elle-même l’informatrice), a noté à la fois le texte et l’air. Dans l’histoire de l’étude des ballades, en Europe aussi bien qu’en Amérique, les chercheurs se sont intéressés aux textes bien avant de s’intéresser à la musique; avec pour résultat que la cueillette de la musique s’est faite bien plus tardivement que celle des paroles. Des comptes rendus publiés deLa Blanche Biche, à la fois en France et au Canada, ont jusqu’ici révélé que les versions françaises habituelles de l’air sont tout à fait différentes de la version canadienne (plus homogène). Est-ce donc à dire que les accents de l’air canadien, plus anciens, ont maintenu leur intégrité dans le Nouveau Monde mais pas dans l’Ancien, puisqu’il semble invraisemblable que la version française de 1860 ait été réimportée de l’Amérique du Nord? Par l’emploi de solides techniques d’analyse comparative Le Floc’h met en évidence non seulement les similitudes passées jusqu’alors inaperçues, mais aussi d’intéressantes différences qui suggèrent une foule d’hypothèses quant au changement musical à travers le temps et l’espace. Même si les conclusions de cet article ne peuvent être que suggestives étant donné les contraintes de longueur il est, tout comme Neilands, très clair sur un point: beaucoup de chan sons traditionnelles, non publiées mais accessibles attendent les chercheurs dans les archives, des deux côtés de l’Atlantique.
Comme Le Floc’h, Roger Paradis aborde la chanson traditionnelle avec une méthode comparative teintée d’une sensibilité philologique et littéraire. Son but est de retracer la tradition d’une chanson peu connue, Lisa, la jeune esclave indienne. Ses unités d’analyse ne sont pas seulement les sujets, mais aussi les mots et les phrases; et il partage certaines des hypothèses des études historico-géographiques (finnoises), plus fréquemment appliquées aux contes populaires mais également aux ballades, connues dans les travaux d’Archer Taylors5 et de Holger Olof Nygard.6 L’une de ces hypothèses, par exemple, postule que les expressions et les images qui apparaissent le plus fréquemment constituent la plus ancienne » strate » de la tradition et il en est de même des versions les plus complètes et de celles qui présentent le plus de cohérence, de logique et de traits artistiques (la régularité métrique par exemple). Même si ce ne sont là qu’hypothèses et non lois dictées par la tradition dans le cadre des sociétés européennes, lettrées depuis les cent cinquante dernières années, elles semblent assez bien fondées. Cela serait particulièrement vrai dans le cas de Lisa, qui a fort probablement été composée pour être apprise; sans doute était-elle, à l’origine, destinée au parloir, à la salle de classe ou même à la récitation et/ou au chant sur scène et vraisemblablement avec un accompagnement au piano. Les études de variations de textes sont rarement effectuées sur les chansons récentes et urbaines comme Lisa; aussi l’analyse de Paradis est-elle fort bien venue. Cela se vérifie aussi dans l’étude faite sur » Somebody’s Mother « 7 par Pauline Greenhill. Là encore, le peu d’attention dont ont fait preuve les chercheurs à l’égard d’une chanson telle que Lisa, la jeune esclave est flagrant. Pourtant, même si ce genre de chansons est quasiment absent et des archives et des imprimés, elles sont très populaires, les multiples versions que Paradis a lui-même recueillies dans une petite partie du nord du Maine en témoignent.
Lisa n’est pas très éloignée du genre de chansons dont traite John O’Donnell dans son étude de Join the Union or You’ll Die. En effet, la plupart de ces chansons sont aussi des » chansons de parloir » en ce que, comparées à des textes plus oraux et plus anciens, leur langage tend à être plus formel et raffiné; leurs stances, leur prosodie et leurs sujets cependant moins conventionnels, et leurs sentiments apparemment plus recherchés que ceux des chansons anciennes plus facétieuses ou plus pathétiques, fortement patriotiques, didactiques, moralisatrices ou exhortatives. Bien sûr, le syndicat ou le coin de la rue étaient propices à l’émergence de telles chansons, mais le terme de » parloir » ne dénote pas tant un endroit précis qu’un phénomène plus général de production et d’usage de chansons dont le contexte, qu’il soit conceptuel ou réel, est de plus en plus bourgeois. Comme le dit O’Donnell, la dimension de ces chansons traditionnelles en est fort limitée, certaines pourraient être classées dans ce que A. L. Lloyd appelle les chansons de travail et les chansons politiques qui ne sont pas considérées comme étant des chansons traditionnelles.8 Les chansons de professions non syndiquées— chansons de bûcherons, de cow-boys, de fermiers, de marins au long cours —qui font depuis longtemps l’objet d’études provenaient apparemment des travailleurs eux-mêmes et reflétaient bien leur propre perception de leur milieu. Celles qui relatent le travail dans les mines ou dans les industries du textile ont très certainement été apprises aux travailleurs par des agitateurs représentant des groupes de pression et/ou par des intellectuels issus de la classe moyenne.
O’Donnell partage d’ailleurs l’avis de Korson9 et de ses successeurs qui ne voient pas de réelles différences entre la » chanson folklorique de type industriel » et la » chanson de travail « .10 Ces deux genres sont perçus comme des documents culturels qui sont le reflet d’une expérience vécue. Les chansons sont simplement une source au même titre qu’un article de journal, un témoignage oral ou un discours sur lesquels s’appuie toute étude historique, et beaucoup de spécialistes de la chanson traditionnelle les considèrent comme telles, c’est-à-dire référentielles, sans intermédiaires, dont les représentations des événements sont à peu près sans détour dans leur signification. Quelques universitaires, cependant, estiment la chanson traditionnelle plus complexe. Ainsi Isabelle Peere analyse ici avec une approche sémiotique une sélection de chansons traditionnellement chantées dans les villages côtiers de Terre-Neuve et qui portent sur la tragédie et la mort. Pour un formaliste ces chansons appartiennent à des types très différents: quelques-unes sont du type de la ballade médiévale, probablement aussi anciennes que La Blanche biche; leur contexte est clairement celui de l’Ancien Monde, parfois même féodal; d’autres sont modernes, dépeignant un contexte, sinon capitaliste du moins pré-industriel et essentiellement européen; d’autres encore sont plus récentes et renvoient plus spécifiquement à l’Amérique du Nord, mettant en scène des personnages familiers comme les bûcherons et leurs » blondes « ; et certaines sont même purement locales, évoquant des noms, des dates, des endroits et des événements bien connus des chanteurs et des auditeurs. Cependant, malgré leur diversité formelle, historique et phénoménologique, toutes ces chansons de l’actuel répertoire terre-neuvien présentent une thématique homogène: ce matériau a été élaboré par une sensibilité humaine conditionnée par la culture et constituée à travers des codes conceptuels qui intègrent et rendent cohérentes toutes les représentations du monde. Ainsi, qu’il s’agisse à l’origine d’une chanson enfantine, d’une chanson de colportage britannique, d’une chansonnette nord-américaine, ou d’un poème de Trinity Bay rédigé par un maître d’école, une ménagère ou un journaliste local, les chansons de deuil expriment des valeurs qui ne sont pas nécessairement celles de la mort et du désespoir, mais plutôt celles de la vie et de l’espoir: selon Peere, ces chansons disent implicitement que la tragédie découle d’un manque d’intervention physique ou morale et elles offrent aux vivants des stratégies psychologiques et sociales pour s’adapter aux conséquences. En somme, la vision du monde à Terre-Neuve est profondément du côté de l’affirmation de la vie et pas du tout » fataliste « , comme on le pense communément dans le cas des sociétés traditionnelles dont les économies sont proches de la subsistance et dont le bien-être est tributaire des caprices de la nature.
Nous terminons par l’article de Jeff A. Webb, qui ne porte pas sur la chanson traditionnelle comme telle, mais sur le travail d’une spécialiste de la chanson traditionnelle, Helen Creighton, plus particulièrement, sur son programme radiophonique de chanson traditionnelle diffusé par la CBC de 1938 à 1939. L’auteur remet en cause les conceptions habituelles de la collecte de chansons traditionnelles sur le terrain qui veulent qu’elle soit animée par des métaphores de quête, d’aventure, de chasse, de voyage, de sauvetage, de pélerinage.11L’approche de Webb est du type révisionniste. Inspirée par la critique marxiste, celle-ci porte sur les différences de classe entre Creighton et ses informateurs et sur les différentes idéologies encastrées dans les » discours » qui sous-tendent les activités de chacun. En dépit de ses bonnes intentions, Creighton n’était pas une romantique détachée du monde, ni une conservatrice de l’héritage national, certainement pas une » observatrice objective « ; elle était bien davantage une » intervenante culturelle » qui d’abord sélectionnait seulement les » bonnes » chansons, et qui ensuite manipulaient leurs contextes de performance en les diffusant à un public plus large et plus hétérogène. Au cours de ce processus elle agissait sur la culture en tentant d’imposer sa vision de la culture traditionnelle, transformant par le fait même la nature du matériau qu’elle voulait préserver, légitimer, et faire connaître auprès de ceux qui voyaient en elle une autorité et par conséquent la garantie d’une authenticité.
Bref, la radiodiffusion des chansons traditionnelles d’Helen Creighton constitue des indices aussi bien que des exemples d’actes politiques de domination, d’appropriation et de contrôle. Cette approche révisionniste de la chanson traditionnelle est forte en Grande-Bretagne depuis plus d’une décennie maintenant,12 mais devrait se développer si l’on considère les réactions suscitées par le travail de David E. Whisnant, All That is Native and Fine.13 Des analyses critiques de ce genre risquent aussi de se développer chez nous par des chercheurs sur la chanson traditionnelle (comme pourrait l’être d’ailleurs une révision féministe de la thèse de Webb, qui met le travail de Creighton—et de beaucoup d’autres femmes folkloristes dans un contexte de prise de pouvoir féminin).14
Dans ces huit articles nous percevons pourtant des lacunes flagrantes qui ont longtemps caractérisé l’étude de la chanson traditionnelle au Canada: l’Ouest du pays est peu représenté, les autochtones et les groupes d’immigrants qui ne sont ni français ni anglo-celtiques, pas du tout. Nous remarquons également que des perspectives théoriques et analytiques couramment employées par les universitaires sont ici absentes: par exemple, le problème de l’interdépendance que nous appelons » fonctionnelle » entre la chanson traditionnelle et d’autres pratiques ou modèles culturels est à peine effleuré; il en est de même pour les études de performances folkloriques qui mettent en exergue les variables de causalité (l’endroit, l’occasion et les identités des participants). Une sensibilité féministe aurait pu faire beaucoup de lumière sur certaines chansons commeLisa et La Blanche Biche dans lesquelles le rôle de la femme est si crucial. Cependant, il n’y a pas de doute que les chercheurs en chanson traditionnelle s’affairent déjà à combler ces lacunes. En effet, aucune des perspectives qui puissent éclairer le domaine de la chanson ne leur est complètement étrangère, qu’ils s’y soient déjà essayé ou qu’ils ne l’aient fait plus récemment.15
1. Judith Seeger, Count Claros: Study of a Ballad Tradition. The Albert Bates Lord Studies in Oral Tradition, Vol. 4, Garland Reference Library of the Humanities, Vol. 1263, New York, Garland Publishing, 1990.
2. Dianne Dugaw, Warrior Wornen and Popular Balladry, 1650-1850, Cambridge Studies in Eighteenth – Century Literature and Thought, Vol. 4, Cambridge University Press, 1986.
3. D. K. Wilgus, » The Rationalistic Approach « , in A Good Tale and a Bonnie Tune, ed. Mody C. Boatright, Wilson M. Hudson et Allen Maxwell, Publications of the Texas Folklore Society, Yol. 32, Dallas, Southem Methodist IJniversity Press, 1964, p. 237.
4. Voir Colm O’Lochla~nn, Irish Street Ballads, Dublin, The ~rce Candles, 1939, p. 84-85, 210.
5. « Edward » end « Sven i Rosengard »: A Study in the Dissemination of a Ballad, Chicago, University of Chicago Press, 1931.
6. The Ballad of « Heer Halewijn ». Its Forrns and Variations in Wesiern Ewope: A Study of the History and Nature of a Ballad Tradition,Knoxville, University of Tennessee Press, 1958.
7. « Folk Dynamics in Popular Poetry:’Somebody’s Mother’ and What Happened to Her in Ontario », Western FolÈlore 46 (1987), p. 77-95.
8. A. L. Lloyd, Folk Song in England, New York, International Publishers, 1967, p. 317.
9. Voir, par exemple, Coal Dust on the Fiddle: Songs and Stories of the Biturninous Industry, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1943.
10. La distinction est certainement moins nette chez Philip S. Foner, Arnerican Labor Songs of the Nineteenth Century, Urbana, University of Illinois Press, 1975 que chez Archie Green in Only a Miner: Studies in Recorded Coal-Mining Songs, Urbana, University of Illinois Press, 1972.
11. Pour des exemples typiques, voir W. Roy MacKenzie, The Quest of the Ballad, Princeton, Princeton University Press, 1919; John A. Lomax, Adventures of a Ballad Hunrer, New York, MacMillan, 1947; et Maud Karpeles, Cecil Sharp: His Life and Work,London, Routledge & Kegan Paul, 1967.
12. Par exemple, voir Dave Harker, Fakesong: The Manufacture of British « Folisong » 1700 to the Present Day, Milton Keynes, Grande-Bretagne et Philadelphia, Open University Press, 1985.
13. Sous-titré The Politics of Culture in an Appalachian Region, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1985.
14. On peut trouver des allusions à de telles approches in Debora Kodish, Good Friends and Bad Enemies: Robert Winslow Gordon and Ihe Study of American FolEsong, Publications of the American Folklore Society, New Series, Urbana, University of Illinois Press, 1986.
15. Mes remerciements vont à Camille Brochu pour son aide à la traduction des essais de Le Floc’h el de Peere, à Frances Terry pour les très nombreuses heures passées à l’ordinateur pour préparer les articles de cette publication.
Gaelic Song in Eastem Canada: Twentieth-Century Reflections
Depuis plus de deux siècles le Canada accueille des immigrants de langue scot-gaëlique en provenance des hauts plateaux et des îles de l’Écosse. Souvent très pauvres, ces immigrants ont apporté avec eux une tradition oral riche et un style de vie caractérisé par le » taigh ceilidh » [la maison d’accueil] qui a assuré la survivance de leurs chansons et de leurs récits oraux. En cette fin du vingtième siècle des milliers de chansons scot-gaëliques témoignent de la vivacité de la tradition et évoquent les joies, les malheurs, les espoirs et les gloires de ces immigrants dont l’histoire demeure méconnue. Dans cet article. nous étudions un corpus de chansons des Maritimes, de Terre-Neuve et du Québec en tâchant de faire ressortir leur sens pour les Canadiens d’aujourd’hui.
La chanson ou le récit » macaronique » entremêle au moins deux langues dans un même texte où domine celle du narrateur. Nous avons identifié cinq chansons » macaroniques » traditionnelles qui ont circulé au Canada. Chercheurs francophones et anglophones soutiennent qu’elles originent d’une dérive linguistique: ils voient ces chansons comme un héritage de Québécois et d’Acadiens expatriés en Nouvelle-Angleterre qui, de retour au Canada, mettaient bout-à-bout des extraits dont ils se souvenaient, tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre langue. Selon moi, ces chansons constituent un genre à part entière créé dans le but d’être » macaronique « . Mon hypothèse est qu’elles sont issues d’une tradition musicale populaire destinée à des petits auditoires bilingues, plutôt raffinés, de Montréal ou de Québec.
Dans cet article, nous retraçons les influences irlandaises dans le répertoire des chansons de Terre-Neuve. Même si nos résultats demeurent hypothétiques en raison des limites de nos sources de part et d’autre de l’Atlantique, notre recherche documentaire et nos enquêtes sur le terrain nous ont permis d’identifier à Terre-Neuve non moins de 143 chansons d’origine irlandaise ou, du moins, d’inspiration irlandaise. Terre-Neuve a développé sa propre tradition musicale, néanmoins, les racines irlandaises transparaissent de manière vibrante tant dans le répertoire que dans le style de ses chansons folkloriques.
Deux publications importantes invitent à rouvrir le dossier des folkloristes spécialistes de la chanson française: le catalogue de Conrad Laforte (déjà disponible), et le fichier de Patrice Coirault (en cours d’édition). I1 ne s’agit pas de réveiller en nous les antiquaires et autres collectionneurs, mais bien de susciter l’attention des comparatistes: qu’ils soient musicologues, linguistes, mythologues, sémioticiens, etc., La confrontation des répertoires canadiens et français invite notamment à reformuler le concept d’antériorité, trop souvent restreint à la seule dimension chronologique: laquelle pourrait laisser croire que nos cultures traditionnelles ont soudainement et définitivement basculé dans une historicité de type linéaire. L’antériorité logique appelle à d’autres approches et divers temps y sont pris en compte. Rarement synchrones, parfois même contradictoires; au cheminement collectif inconscient et en décalage avec l’événement historique, se juxtaposent des choix délibérés et parfois datables, ainsi que le discours suggéré par l’ellipse, et constamment actualisé dans le présent de chaque auditeur. Ce raisonnement est ici brièvement exposé et appliqué à la chanson de laBlanche Biche.
Lisa est une ballade au sujet d’une esclave indienne qui supplie pour sa liberté depuis l’estrade des enchères d’un marché d’esclaves. Cette étude est une analyse comparative et critique de huit variantes de la chanson, recueillies depuis l’état du Maine jusqu’à la province canadienne de Saskatchewan. Elle analyse également la structure poétique, la morphologie et la diffusion de la chanson en parallèle avec l’esclavage des Indiens dans l’Amérique du Nord et du Sud.
Cet article expose quelques-uns des résultats de ma recherche portant sur les chansons des communautés minières au Canada. Il s’agit particulièrement des chansons qui sont issues du Labour Union Movement sur ce continent. Les difficultés et les sacrifices endurés par les mineurs canadiens, depuis les premières tentatives de syndicalisme en 1879 jusqu’aux grandes grèves du début du vingtième siècle, ont été bien documentés dans la chanson. Bien que peu de chansons soient traditionnelles dans le sens où elles auraient été transmises oralement de génération en génération, elles permettent de porter un regard sur les traditions qui ont nourri la croissance du syndicalisme dans ce pays.
Cet article rend compte des principales données de notre étude doctorale qui portait sur la mort comme expression de la vision du monde dans la culture traditionnelle de Terre-Neuve et, en particulier, dans les ballades classiques. Nous voulons ici mettre l’accent sur l’analyse du contexte poétique du répertoire de ballades tragiques, illustrée à partir d’exemples choisis parmi les ballades classiques, de colportage, locales, d’origine américaine et de Terre-Neuve. Notre perspective vise à éclairer la cohérence qui traverse ce répertoire au-delà des différences d’origine et de style et suggère ses rapports avec le contexte pragmatique et symbolique de la culture locale.
En 1938-1939, Helen Creighton réalisa pour la CBC une série d’émissions radiodiffusées de chansons traditionnelles. Cet article analyse ces programmes et affirme que Creighton tenta d’intervenir dans la culture de la classe ouvrière. À travers sa sélection du répertoire, l’arrangement musical, le commentaire et la programmation, elle essaya de transformer la culture populaire pour la rendre conforme aux standards esthétiques de l’élite. En suivant la méthodologie du collectionneur de chansons traditionnelles anglaises Cecil Sharp, elle utilisa les radiodiffusions de chansons traditionnelles de la CBC afin de donner une base et une légitimité populaires à une nouvelle musique » nationale « .