Volume 15-1

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Vol. 15-1 – 1993

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Articles

Pauline GREENHILL

Shakespoke1 : Selves, Others, and Folk Poetry

L’étude de la poésie populaire, qui a été nommée et définie de diverses façons, n’est pas nouvelle.2 Même cette édition spéciale a un prédécesseur : il y a près de 20 ans, Southern Folklore Quarterly a consacré un numéro double aux monologues et aux récitations (Goldstein et Berthke,1976), auquel deux des auteurs participant au présent numéro — Karen Baldwin (1976) et Roger Renwick (I 976) — ont contribué. Aussi les textes Shakespoke — des toasts3 afro-américains en passant par la poésie populaire anglaise et par les vers des journaux canadiens — sont-ils des genres bien connus. De même, les auteurs adoptent des perspectives analytiques que la plupart des folkloristes connaîtront. A l’aide de théories bien connues en littérature, en linguistique et en anthropologie, les collaborateurs de ce numéro mettront en lumière un corpus qui mérite une étude approfondie, en dépit de son apparente simplicité. Il faut aussi mentionner l’influence certaine que les travaux de Roger Renwick ont eu sur le sujet. Son étude intitulée English Folk Poetry : Structure and Meaning(1980), entre autres, a contribué à donner à la poésie populaire ses lettres de noblesse en tant que sujet de recherche folklorique.

Les paramètres qui définissent ce vaste éventail culturel sont limités : les œuvres doivent avoir une forme poétique quelconque (la rime et le rythme en étant les caractéristiques principales) et ne pas être destinées à la chanson. Par ailleurs, les textes varient : certains sont principalement oraux ; d’autres sont récités — du moins, en certaines occasions — mais ont d’abord été écrits ; quelques-uns sont préparés pour la famille immédiate ou pour un petit groupe, alors que d’autres ont été publiés dans des journaux locaux ou dans des recueils d’histoire de la région ; d’autres encore ont été récités pendant des festivals de folklore ou lors de cours universitaires. Ces types poétiques disparates possèdent des traits communs qui semblent d’une grande importance pour les poètes populaires et pour le public auquel ils sont destinés. Certains de ces traits communs intéressent aussi les chercheurs en anthropologie, en folklore et en littérature. En ce qui concerne ces derniers, il faut mentionner leur réticence à reconnaître les poèmes populaires : les différentes formes de culture populaire et  » vulgaire « , des ballades aux bandes dessinées, ont gagné une certaine reconnaissance dans le milieu universitaire, mais plusieurs chercheurs ont de la difficulté à se libérer de leur ethnocentrisme et à ne pas banaliser la poésie vernaculaire, en particulier quand elle est exprimée dans leur langue maternelle.4

Bien que la poésie populaire possède ses adeptes à l’intérieur et à l’extérieur de la discipline du folklore, elle semble attirer les sarcasmes de certains chercheurs en littérature, qui l’excluent du domaine de la poésie par le fait même. Michael Taft, dans un compte rendu de l’ouvrage True Poetry : Traditional and Popular verse in Ontario (Greenhill, 1989), a pensé que j’avais été :  » trop sur la défensive quant à [mon] sujet — anticipant des critiques qui ne serait peut-être jamais formulées  » (1990 : 251).

Toutefois, les journaux de littérature canadienne semblaient être de l’opinion que les vers que j’avais étudiés étaient de qualité médiocre. Les sentiments qui étaient exprimés dans ces vers étaient aussi contestés que la forme qu’ils prenaient, si ce n’est plus. Comme Karen Baldwin l’a suggéré, les folkloristes aussi étaient plus à l’aise avec les formes expressives qu’avec le contenu de la culture traditionnelle :  » Ceux parmi nous qui écrivent sur la poésie populaire et leurs auteurs subissent donc une double contrainte : le contenu de cette poésie n’est pas convenable, politiquement parlant, et sa forme artistique ne l’est pas plus  » (Baldwin, 1992). Ainsi, le public bien disposé à l’égard de la poésie populaire se fait rare, même chez les folkloristes ; la poésie cow-boy nord-américaine semble être l’exception qui confirme la règle.5

Cette double contrainte m’amène à considérer une deuxième caractéristique de la poésie populaire qui fait problème : sa relation à la construction du soi et de l’autre. Cet aspect est aussi énigmatique pour les poètes populaires et le public indigène que pour les universitaires qui l’analysent. Les positions de soi et de l’autre sont constamment transférées entre les membres de ces trois groupes. Ceux parmi nous qui écrivent sur la poésie populaire peuvent ainsi avoir à faire des choix difficiles. Devons-nous prendre la défense de contenus que nous trouvons de mauvais goût, voire choquants ? Devons-nous les tenir pour acquis ? Devons-nous ne pas en tenir compte et nous intéresser plutôt à des sujets plus acceptables, plus importants ? Ces questions ont des répercussions non seulement sur les relations personnelles entre les folkloristes et leurs informateurs — sur le terrain — mais aussi sur la façon dont nous analysons ce que nous trouvons. C’est un domaine qui relève de la folkloristique. Je vais aborder ces deux problèmes dans les pages qui suivront.

La question du soi et de l’autre est souvent abordée par les universitaires lorsqu’il est question de la race d’une personne ou de son sexe. Les chercheurs qui travaillent sur un corpus dans lequel le racisme ou la misogynie sont présents — ce qui est le cas pour une partie de la poésie populaire qui sera étudiée ici — se retrouvent dans une situation gênante, car, bien que les façons d’expliquer ce type de production soient maintenant désuètes, il n’en existe pas d’autres. Les suggestions selon lesquelles, par exemple, les farces racistes et misogynes sont une façon inoffensive d’apprivoiser l’inconnu, ou une façon valable de neutraliser des tendances agressives (considérées comme normales à l’égard des sous-classes ou des groupes marginalisés) ont perdu leur popularité, à juste titre.6 Pourtant, peu d’autres façons d’analyser ce corpus sont apparues depuis. J’ose espérer que les faits prouveront que nous n’avons pas à voir tout le folklore avec des lunettes roses, ou à considérer tout informateur comme étant intrinsèquement bon — quel que soit notre sentiment à l’égard de ces personnes. Nous n’avons pas à considérer chaque texte traditionnel comme étant la charte d’un monde meilleur.

Par exemple, la production poétique de groupes socialement et culturellement marginalisés — telle qu’elle est représentée ici par des toasts afro-américains et des vers produits en prison — présente certainement des défis, car la misogynie y est particulièrement commune. Comment une blanche (Stephanie Kane) doit-elle considérer un toast qui dénigre une prostituée noire ? Comment un blanc (Richard Burns) qui n’a jamais été incarcéré doit-il considérer la poésie écrite par des détenus noirs et blancs ? Les problèmes auxquels Kane et Burns ont eu à faire face dépassent la simple question de la participation de l’observateur ethnographique et de la compréhension émique. Leur façon d’aborder le problème tacite de la weltanschaunng des écrivains, telle qu’elle se reflète dans leurs poèmes, est particulière. Burns résout le problème de sa participation à la diffusion d’un tel corpus en considérant que ce dernier reflète une réalité manifeste. Peut-être dois-je agir de même en tant que rédactrice en chef. Kane, toutefois, prend le toast de Loki dans un sens différent : elle le cite dans le but de refléter non pas la réalité de son auteur, mais la sienne. Notons, aussi, que l’ » attitude politique inappropriée » dont les vers témoignent n’est pas le propre de ceux qui sont marginalisés en raison de leur race ou de leur sexe ; ainsi, la plupart des poètes populaires de l’Ontario semblent avoir des points de vue plutôt conservateurs.

Les femmes sont considérées comme étant  » l’autre » dans une grande part de la poésie populaire. Je ne parle pas seulement de certains corpus, comme les toasts, qui sont de toute évidence misogynes. De façon générale, les oppositions vierge/putain et princesse/mégère semblent régner. Lorsque les femmes sont représentées, elles le sont rarement de façon réaliste : elles tiennent plutôt lieu de symboles. Comme les exemples de Georges Lyon le montrent, les portraits réalistes de femmes sont souvent écrits par des femmes. Pourtant, les articles de ce numéro montrent que l’on ne doit pas chercher que des textes de poètes populaires féminines pour trouver des images valorisantes des femmes (voir à ce sujet Greenhill, 1984). Pour chaque femme qui, comme le montre Burns dans le texte de Johnny Barone, est directement responsable du mal qu’un homme a pu endurer au cours de sa vie, il existe des femmes (comme la matrone et les infirmières dans la poésie d’Ephraim Mugglestone, que Roger Renwick a étudiée, ou comme Rheva Solley, que son mari, Roscoe Solley, idéalise dans sa poésie, ainsi que l’a montré Karen Baldwin) qui savent admirablement combiner la force et la capacité de donner soins et amour. Il est peut-être déraisonnable de s’attendre à des perspectives opposées, qui s’équilibreraient dans les conventions d’un genre populaire. Je crois toutefois que les poètes populaires masculins essaient vraiment d’atteindre une vision globale du monde dans leur œuvre — comme le fait Roger Renwick avec sa notion de collected seli Ces perspectives correspondent à des genres populaires, où l’on retrouve aussi le personnage de la femme guerrière ou des ballades de travestis (voir Dugaw, 1989), lesquels offrent des images différentes, originales, de la femme.

La race et le sexe ne sont pas les seules dichotomies Soi/Autre qu’on a fait ressortir dans ces articles. A l’exception de Vera Mark — une Américaine qui étudie les vers de poètes gascons — nos collaborateurs étudient la poésie qui appartient à leur langue maternelle, l’anglais.7 Pourtant, même pour ceux et celles qui étudient un corpus qui appartient à leur propre culture, une formation en folklore, en anthropologie ou en littérature ne constitue pas la seule distanciation culturelle. Les différences nationales, ethniques, linguistiques, de classes sociales, de même que de sexe, entre un auteur et son sujet d’étude, sont très fréquentes ; seule Karen Baldwin étudie un sujet très près d’elle : sa famille.

En fait, les essais sont présentés dans un ordre décroissant, celui des distances sociale et discursive prises par l’auteur vis-à-vis l’œuvre du poète. George Lyon, Richard Burns et Roger Renwick analysent des poèmes selon des perspectives littéraires et linguistiques ; Vera Mark constitue un cas intermédiaire, bien que son analyse soit principalement textuelle, puisqu’une partie de la poésie qu’elle étudie lui a été destinée ; Baldwin et Kane examinent toutes deux — quoique d’une manière très différente — les contextes ethnographiques dans lesquels les œuvres ont été produites. Le fait que l’on mette l’accent sur le  » Soi » des auteurs peut faire croire que l’on adhère à une certaine forme de solipsisme, mais quand on se rend compte qu’une très grande part de la poésie étudiée a pour thème principal la recherche de l’identité, quand on considère que l’une des préoccupations fondamentales de l’anthropologie actuelle est la réflexivité, ce point de vue semble moins incongru.

Dans la poésie populaire, incorporer le sexe à l’identité semble poser des difficultés. Si les femmes sont vraiment  » l’Autre » (Trinh, 1989), alors — assez ironiquement — Baldwin, Kane et Mark sont des  » Autres » féminins qui écrivent sur le  » Soi » masculin (tout comme Burns, Lyon et Renwick sont des  » Sois » masculins qui écrivent sur d’autres  » Sois » masculins). C’est précisément le sujet de l’article de Kane : elle renverse la dichotomie Soi-ethnographe-auteur/Autre-informateur-sujet, s’intégrant elle-même à son sujet. Elle utilise le toast misogyne que Loki — un Afro-Américain avec qui elle avait travaillé dans un projet d’intervention contre le sida à Chicago — a dédié à l’ethnographe juive américaine qu’elle est pour comprendre des images sexuées et raciales. Elle suggère, bien sûr, que le toast de Loki dépeint les femmes de façon très particulière — et ces femmes sont explicitement mais non pas exclusivement afro-américaines. Elle présente par ailleurs trois situations où des auteurs la dépeignent, elle l’ethnographe, comme une prostituée, et donc comme l’homologue du sujet du toast.

Le malaise qu’éprouve Kane vis-à-vis du corpus et de son analyse du toast vient en partie du fait qu’elle peut être le sujet du toast de Loki ; cette gêne peut aussi provenir du fait qu’elle et lui sont des amis, ou encore du fait que le texte est un cadeau qu’il désire lui faire et qu’elle choisit d’accepter parce qu’il lui plaît. La complexité de l’interaction entre le pouvoir du patriarcat et celui de la race blanche rend leur relation relativement égalitaire. Comme l’analyse de Kane le montre, ce fait aussi est embarrassant.

La conclusion implicite de Kane est, selon moi, plutôt pessimiste ; l’association patriarcale et sexuée des femmes avec la prostitution dans le toast ne peut être restreinte au contexte textuel. L’implication que les femmes — TOUTES les femmes—sont (comme ?) des prostituées outrepasse cruellement les frontières des races et des classes sociales. Elle est là, que nous reconnaissions ou non sa présence. Toutefois, comme Kane le mentionne, cette constatation ne rend pas le toast moins magnifique, bien que notre appréciation de ce dernier soit teintée de culpabilité.

Les femmes sont souvent au centre de la création et de la diffusion de la poésie populaire. Quelques-uns des vers que Pierre Sentat a composés étaient destinés à Mark elle-même (de la même façon que l’oncle Roscoe de Baldwin a composé des poèmes pour elle). Mais, si Sentat a communiqué avec d’autres femmes de sa communauté par des objets et des poèmes afin de se réhabiliter, c’était surtout l’opinion favorable du maire et de certains hommes qui pouvait faciliter l’intégration du poète dans sa région.

Il est évident que Sentat se méfiait au départ de l’attitude de Mark, qui aurait pu condamner ses actions. En fait, c’est le contraire qui se produisit. Mark avait beaucoup d’affection pour Sentat : sa perception de lui, comme les poèmes de Sentat le suggèrent, était celle d’un homme aimant sa famille, fière de sa langue et de sa communauté. Assez ironiquement, elle condamne implicitement Sentat aux yeux des autres, d’abord en attirant l’attention sur lui, ensuite en le situant — ne serait-ce que partiellement — dans le contexte sociopolitique de ses activités précédentes. Sentat se serait peut-être attendu à ce que le public que Mark créerait pour son œuvre en Amérique du Nord le présente tel qu’elle le connaissait, alors que le public universitaire — qui n’a pas eu de contact personnel avec lui — le perçoit peut-être plus comme un collaborateur que comme un cordonnier. Quoi qu’il en soit, la négociation de sa place dans la société grâce à la poésie fut un projet qui dura toute sa vie ; la collecte des poèmes de Sentat par Mark fait partie des négociations générales de cet homme en vue de s’intégrer dans la société.

L’étude qu’a faite Baldwin des vers de son oncle reflète, au contraire, sa place dans la famille et son désir d’élargir le public du poète. L’hommage qu’elle a rendu à Roscoe Solley témoigne de sa situation unique, tant comme membre de la famille — et donc, comme une personne en qui l’on pouvait avoir confiance — que comme folkloriste (elle a entretenu avec Solley des liens d’amitié très solides, pendant longtemps). Comme son rôle le voulait, elle a dû négocier — en tant que petite-nièce, amie et folkloriste : elle mentionne en passant seulement les sujets qu’abordait Solley et qui donnaient naissance à des discussions passionnées entre eux, bien que par ailleurs, elle donne des détails sur les quelques réactions négatives de son milieu (Baldwin 1992).8

Toutefois, l’oncle de Karen Baldwin, grâce à elle, a eu l’occasion de créer son personnage. Il a eu l’occasion de sonder la popularité de ses vers avec des publics variés — de sa région et du pays tout entier — dont quelques-uns partageaient les idées. Il a aussi eu l’occasion de soigner sa  » mise en scène ». En fait, il n’est pas difficile, avec la présentation que fait Baldwin de son oncle, de comprendre pourquoi ses étudiants à elle et ses publics à lui se sentaient si près de lui. Il y a quelque chose d’irrésistible dans la façon dont sa poésie nous donne à voir le monde. Nous finissons par aimer Solley nous aussi ; il peut même nous arriver d’être transportés par sa vision nostalgique, qui privilégie le meilleur de son milieu. Que nous considérions toute l’œuvre de cet auteur ou seulement des fragments, nous retrouvons dans ses vers des qualités et des actions admirables, dont il se fait le défenseur. Baldwin, en tant que femme en relation avec un homme de sa parenté, en tant que public et soutien, construit patiemment son point de vue, lequel gravite autour de Solley plutôt qu’autour de ses propres sentiments. Pourtant, le résultat est profondément émouvant pour le lecteur, précisément parce qu’il prend conscience du lien qui les unissait.

Les articles écrits par des femmes embrassent une perspective qui engage leur propre présence en tant qu’ethnographe ; ceux écrits par des hommes témoignent de plus de détachement. Par ailleurs, chacun d’eux, à sa façon, découvre de l’héroïsme dans la poésie populaire. Le sujet choisi par George Lyon laisse déjà entrevoir l’héroïsme : il s’agit de poèmes sur les pionniers et les colonisateurs. En outre, sa perspective doit beaucoup à la distinction qu’a établie Mikhaïl Bakhtine entre les modes épiques et romanesques. Comme la poésie qu’ont choisi d’étudier Roger Renwick et Richard Burns correspond à des réalités pénibles — les événements tragiques survenus dans les communautés et l’incarcération — ils considèrent les poètes populaires eux-même comme des héros, de par leur habileté à gérer leur vie. Ces trois auteurs considèrent que la poésie populaire aide les gens à surmonter les obstacles qui se présentent à eux. Dans le cas de Renwick, du moins, la poésie populaire permet de réfléchir sur des difficultés plus générales, en particulier sur l’aliénation de l’individu dans la société.

Lyon, plutôt que d’utiliser les personnages du poème, en considère l’intention manifeste et discute la vision que le poème présente de sa communauté. Considérant le fait que les poètes populaires, par définition, tentent d’établir des frontières nettes entre leurs textes et eux-mêmes, comme l’a montré Renwick, la méthode de Lyon est particulièrement respectueuse. Pourtant, il est évident, quand on lit les articles d’autres folkloristes — et particulièrement celui de Mark — qu’en communiquant avec les autres, les folkloristes révèlent beaucoup d’eux-mêmes. Les poètes dont discute Lyon se glorifient parfois ou glorifient leur communauté. Pourtant, s’ils ne parlent pas par expérience, ils parlent avec la connaissance qu’ils ont de leur famille et de leur communauté. Le fait que Lyon ait trouvé ces poèmes dans les histoires locales de ces milieux, entre autres, témoigne de l’approbation qu’ont les poètes de leur milieu : il s’agit d’un jeu de miroirs, où le Soi reflète le Soi.

Je soupçonne Lyon de trouver la vision qu’ont les poètes populaires de l’Alberta — en tant que frontière, en tant que terre de pionniers — plus acceptable, plus réaliste, quoique pas moins créative, que celle des promoteurs. Les poètes qu’il étudie, comme l’Ephraim Mugglestone de Renwick, ou les poètes des milieux carcéraux de Burns, dépeignent l’adversité telle qu’ils l’ont certainement connue de près. Les femmes figurent aussi dans ce discours, tant comme sujets que comme poètes. Elles semblent avoir été incorporées relativement facilement dans le discours sur l’héroïsme. Comme les hommes, elles incarnent les frontières de façon personnelle et symbolique. Toutefois, les peuples qui y sont présents sont principalement d’origine européenne ; sont absents dans une large mesure, sinon complètement, les témoignages de peuples autochtones ou d’immigrants de couleur.

Les femmes sont très peu présentes dans le contexte social de la poésie carcérale masculine dont Burns discute. Quand elles sont représentées, c’est sous un éclairage très peu flatteur. Bien qu’on ait passé sous silence l’absence de racisme dans ces poèmes, le fait est remarquable : les poètes semblent considérer sans différence les détenus blancs et noirs, c’est-à-dire comme des sujets dignes, voire comme des modèles. Le réalisme ne fait aucun doute, ici, non plus, puisque les poètes — y compris Johnny Barone — décrivent la personnalité du détenu en termes très peu flatteurs. Cependant, ils le considèrent parfois comme innocent quant aux crimes pour lesquels on l’a emprisonné. Les causes communes vont de soi dans un contexte où le système carcéral et le monde régulier sont perçus comme les deux forces antagonistes, plutôt que les noirs et les blancs incarcérés. L’utopie est quelque peu mitigée par le fait qu’il n’y a pas de place pour les femmes et que la mort est la libération attendue.

L’utopie de Renwick est plus explicite ; il défend, avec le poète Mugglestone, le collected self et la communauté. Mugglestone est peut-être même plus orienté vers l’Autre que Roscoe Solley ; pourtant, il a eu moins d’occasions (peut-être était-il moins motivé) de trouver un public à l’extérieur de sa région. Bien qu’il ait parfois eu envie de prendre position, même contre des étrangers — des fabricants d’autos peu sécuritaires, des patrons qui ne tiennent pas compte du fait que leurs mines sont dangereuses, etc. — Mugglestone situe plutôt le pouvoir et la responsabilité dans le collected self. C’est aux travailleuses et aux travailleurs eux-mêmes qu’il revient de trouver des solutions à leurs problèmes. Bien que notre opinion puisse différer de cette perspective manifestement non radicale, plutôt libérale, les idées et la vision qu’il nous présente d’un monde meilleur sont louables.

On ne peut pas écarter la poésie populaire en la considérant comme la voix de ce que les chercheurs en sciences politiques appelleraient  » groupes aux intérêts particuliers « . Bien que plusieurs poètes aillent à l’encontre de ce qu’ils considèrent comme étant le courant dominant — qu’il s’agisse d’un détenu texan qui persiste à nier la responsabilité de ses crimes ou d’un habitant de la Pennsylvanie rurale qui écrit une polémique anti-avortement — on se doit de reconnaître la qualité dialogique de leurs œuvres. Une bonne partie de la poésie populaire ne serait jamais écrite si ses auteurs n’avaient pas le sentiment que l’opinion courante allait contre la leur et qu’il leur fallait donc convaincre ; elle ne le serait pas plus si ses auteurs n’étaient pas de l’avis que l’opinion courante risquait d’ignorer leur point de vue, de l’oublier ou de ne pas en tenir compte. Cela tient même pour des exemples moins évidents : des œuvres en apparence pleines d’humour, comme  » The Bugs », de Solley, traitent du vieillissement et de ses conséquences ; des exemples comme le toast soutiennent, en des termes extrêmement marqués, la domination des hommes afro-américains. L’aspect dialogique de la poésie populaire n’est pas présent seulement dans les œuvres qui sont explicitement argumentatives. La relation entre le Soi-poète-présentateur et l’Autre, le public, est au cœur même du processus de création de la poésie populaire et est le point d’appui de son interprétation.

Une grande part de ceux qui écrivent de la poésie populaire communiquent sous cette forme, parce qu’elle est une expression de leur opinion personnelle, qui devient mémoire pour les autres. Quelques-uns de ces  » autres » sont des ethnographes ; la négociation entre le Soi et l’Autre est au cœur des idées qui sont présentées dans ces articles, non seulement parce que la question de la représentation des peuples et des cultures cause des problèmes (voir, par exemple, Clifford, 1988), mais aussi parce que les ethnographes eux-mêmes sont souvent les réels interlocuteurs des poètes. L’incertitude postmoderne et la fragmentation ne sont pas des thèmes chers à la poésie populaire, selon les folkloristes cela est peut-être dû au fait que l’écriture des poètes populaires est basée sur des liens personnels, profondément émotifs.9 Les auteurs de ces articles parlent des véritables liens qui unissent de vraies gens. Pourtant, la plupart de ces chercheurs voient qu’en essayant de dire l’authentique, le vrai de la poésie populaire et de ses auteurs, ils s’engagent eux-mêmes, de même qu’ils engagent leur projet d’analyse et de description ethnographique. Ce n’est pas une coïncidence si tous les collaborateurs de ce numéro définissent les poètes par la façon dont leur vie reflète leurs poèmes (bien que ce reflet soit plus indirect dans le poème qu’étudie Lyon). Ces perspectives ne sont pas postmodernes, mais les poèmes expriment des visions globales et modernes pour faire face aux réalités fragmentées de la postmodernité. Ce que ces textes disent de leur public et de la culture dont ils sont issus est aussi implicite dans la plupart des articles. Cependant, sauf en ce qui concerne celui de Lyon, les articles sont explicitement centrés sur ce que les poèmes laissent entrevoir des poètes ; les lecteurs peuvent aussi tirer des poèmes des renseignements sur leurs analystes (cela est très évident dans le cas de l’article de Kane).

Qu’est-ce que ces articles suggèrent sur la praxis du folklore ? La question la plus fondamentale est l’utilisation que l’on fait de ces textes. Aussi longtemps que les folkloristes croiront que leur travail est le reflet de quelque réalité, aussi longtemps qu’ils croiront qu’il reflète les individus, les groupes et les sociétés qu’ils rencontrent — et cela reste certainement le but principal des sciences sociales et des humanités — ils devront se résigner au fait que ce monde n’est pas idéal. Lorsque nous sont offertes des perspectives différentes ou un monde meilleur (comme celui que Renwick défend dans sa description du collected self de Mugglestone), nous devrions certainement les signaler. Mais si nous travaillons avec un cordonnier jugé pour collaboration qui essaie de justifier ses actions passées (comme dans l’article de Vera Mark), ou avec une déclaration misogyne (comme dans celui de Kane), nous devrions avoir le courage de faire face à notre corpus et à nos sentiments vis-à-vis ce dernier. En outre, nous devrions avoir le courage de voir comment cela affectera notre présentation de ce corpus.

Ainsi, Shakespoke — en ce qui concerne la poésie populaire et ses poètes — se révèle important, non pas en tant que reflet de la sentimentalité dépourvue d’esthétisme de la communauté (le point de vue littéraire), ni en tant qu’expression positive d’une utopie (son propre point de vue) : Shakespoke met au premier plan des questions fondamentales dans l’écriture descriptive folkloristique et ethnographique. Alors que Burns, Lyon et Renwick perçoivent Shakespoke dans les qualités réalistes, voire fonctionnelles de la poésie qu’ils ont choisi d’examiner, Baldwin, Kane et Mark s’engagent dans l’analyse de la relation entre l’action et le contexte dans la (re)production et la réception Shakespoke. Les folkloristes sont avant tout des (re)producteurs ; ils ne devraient pas se limiter au rôle de spectateurs et de voyeurs.

1. Shakespoke est une expression que Roscoe Solley (le poète populaire qui fait l’objet de l’article de Baldwin) a utilisée à la fin de l’une de ses récitations. Je remercie les collaborateurs de ce numéro d’avoir été indulgents envers moi, qui suis si exigeante. Je les remercie aussi de leur travail ardu, de leur originalité. Je suis particulièrement reconnaissante à Karen Baldwin, à Stephanie Kane et à Vera Mark, dont la perspicacité m’a poussée à repenser mon introduction, ce qui a porté ses fruits. Mes remerciements vont aussi à l’ancien doyen des arts et des sciences de l’Université de Winnipeg, Michael McIntyre, ainsi qu’au vice-présidente de cette même faculté, David Gagan, pour leur soutien financier à ce numéro. Ma gratitude va aussi à Wendy Trask, pour m’avoir aidée à faire le traitement de ce texte, et à K. O. Krebs, pour ses conseils sur l’informatique. Au nom de nous tous, je dédie ce numéro aux poètes populaires.

2. On peut trouver des études historiques et des essais de définition sur ce sujet, par exemple, chez Goldstein (1976), Greenhill (1989) et Renwick (1980).

3. NdT (Note du traducteur). Le toast est un récit sous forme de poème en vers que l’on trouve dans la tradition orale des noirs américains.

4. Même l’encyclopédique Handbook of American Folklore (Dorson, 1983) mentionne à peine l’existence de la poésie populaire, qui y est ainsi nommée. Aucun de ses soixante-dix articles n’est consacré à ce sujet, et seulement trois citations—sur un total de cinq pages—se retrouvent dans son répertoire. La revue Folklore, Cultural Performance and Popular Entertainments (Bauman, 1992), qui est plus récente, possède une entrée en poésie orale, mais rien sur le type de corpus étudié dans ce numéro.

5. Voir Lyon (1991) qui en donne un exemple. Les chercheurs en littérature rejettent la poésie populaire, qu’ils trouvent médiocre : les folkloristes, eux, ne la trouvent pas assez  » traditionnelle « .

6. Pour une courte discussion de corpus particulièrement misogynes ainsi que pour une opinion allant contre les réactions conventionnelles des universitaires à ce genre de corpus voir Greenhill (1992).

7. L’article de Mark se range de toute évidence du côté de la tradition en anthropologie qui veut qu’on étudie—et qu’on apprécie—la poésie vernaculaire d’autres groupes linguistiques ou socioculturels que le sien, dans la tradition de Fernandez (1986), de Slater (1982), etc.

8. En outre, et Mark et Baldwin réalisent qu’il faut être juste envers les hommes  » qui ne peuvent plus donner (leur) version des choses  » (Baldwin, 1992).

9. Voir, par exemple, les travaux cités dans l’excellent ouvrage de Grossberg, Nelson et Treichier, Cultural Studies (1992).

George W. LYON

«Others Like Him»: The Alberta Pioneer in Popular Culture & Folk Poetry

Dans les représentations populaires du passé albertain, les pionniers sont identifiés à tort ou à raison aux  » cowboys « . On les représente de manière  » épique  » pour reprendre une expression chère à Bakhtine, c’est-à-dire comme des héros dont les exploits répondent à des idéaux sociaux mais pas forcément à des modèles de comportement de la vie quotidienne. Dans la poésie populaire de l’Alberta, cependant, pionnier veut dire  » homesteader « , un être qui ne possède ni l’éclat ni le caractère épique du  » cowboy « . Si cette poésie populaire ne peut pas être étudiée dans la perspective tracée par Bakhtine, elle offre néanmoins une lecture plurielle du passé des premiers Européens qui ont défriché les plaines du Nord Ouest.

Richard Allen BURNS

Prison Folk Poetry: The Barone Trilogy

La base documentaire de cet article repose sur trois poèmes recueillis par un détenu d’une prison du sud-ouest du Texas. Les poèmes traitent de ses rapports avec un autre détenu qui répond au nom de Johnny Barone. Le premier poème fut offert à celui-ci comme cadeau d’anniversaire et le deuxième fut composé par Johnny Barone lui-même. Le troisième intitulé  » The Epitaph of Johnny Barone « , composé par le prisonnier qui a recueilli les deux premiers, complète la trilogie. Cet ensemble de poèmes évoque les attitudes des détenus envers le crime, le châtiment, le système pénal, le passé et le présent.

Roger de V. RENWICK

Folk Poetry and The Collected Self

La poésie populaire met en vers des sujets qui, en fait et en principe, traitent des préoccupations quotidiennes de tout ceux qui participent à sa réalisation : les poètes, les récitateurs, les auditeurs et les lecteurs. Ce genre expressif possède des particularités formelles et fonctionnelles évidentes comme, par exemple, sa préférence pour le langage, l’imagerie et les sujets de la vie quotidienne. Mais dans cet article j’ai voulu faire ressortir un trait de la poésie populaire qui est moins évident : sa volonté de susciter la réflexion, les émotions et les réactions de l’auditoire. En sollicitant ces trois dimensions fondamentales de la personne, la poésie populaire présente les humains comme des  » collected selves « . L’étude des poèmes d’un mineur et d’un portier d’hôpital de Nottinghamshire, Ephraim Mugglestone (1909-1977), permet d’éclairer ce phénomène.

Vera MARK

The Poetics of Writing the Self: Pierre Sentat’s Verse

L’analyse des vers français et gascons composés par un cordonnier-poète du Sud-Ouest de la France démontre que la poésie locale s’intéresse plus particulièrement aux représentations du soi, de l’histoire et de la politique. Le cordonnier en question a purgé une peine de prison pour avoir été jugé pour faits de collaboration pendant la deuxième guerre mondiale. Par conséquent, dans sa vieillesse, il a écrit des vers dans lesquels il présente des images positives du soi narré—le sien et celui des autres—dans le but de se réintégrer dans la société locale. L’approche employée lie l’analyse formelle du processus de capitalisation dans certains poèmes avec leurs significations psychosociales plus larges pour mieux comprendre la représentation de soi.

Karen BALDWIN

«My Name is Nothing Extra/But the Truth to you I’ll Tell» : Assessing the Personal Use of Traditional Poetry

Pendant plus de 50 ans le poète traditionnel Roscoe Solley a puisé dans un corpus de poèmes de circonstance et de famille. Au début du siècle, lorsque Solley était un jeune homme, la récitation de poèmes était une activité villageoise répandue dans tout le centre de la Pennsylvanie. Pour réagir contre le recul de cette activité pendant les années 1970, il renouvela son répertoire, élargit sa sphère d’activité et diversifia ses auditoires, en personnalisant l’acte de communication et en créant des auditoires de circonstance qu’il commémorait ensuite dans ses poèmes.

Stephanie KANE

Race, Sex Work and Ethnographic Representation or, What To Do About Loki’s Toast

Plutôt que de proposer une étude textuelle de la poésie populaire, cet article vise l’analyse de l’action politique de la cueillette de textes et de la production du savoir ethnologique. Le contenu d’un toast afro-américain, raconté à l’auteur à Chicago, sert à interroger le rôle des distinctions de race, de sexe et de classe dans la construction de l’expérience et de formes artistiques.