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Vol. 18-1 – 1996
Regular Issue
Chez les chercheurs contemporains en sciences humaines, le mot » discours » retrouve bien des résonances (d’aucuns seraient portés à croire : trop de résonances). La branche des études linguistiques qui traite de l’analyse du discours n’est pas toujours perçue de la même façon. Pour plusieurs universitaires, surtout européens, l’analyse du discours s’est avérée synonyme du terme allemand textanalyse, soit » l’analyse du texte « . Loin d’être une simple étude grammaticale et lexicale, la textanalyse se donne la tâche ambitieuse d’analyser la cohérence et la cohésion internes de productions textuelles importantes pour que les mécanismes générateurs de sens deviennent plus transparents. Pour d’autres chercheurs, y compris la majorité des Nord-Américains, l’analyse du discours renvoie plutôt aux recherches sur la portée des énoncés au-delà du niveau purement textuel. Cette analyse tient compte des différents aspects de la communication textuelle comme, par exemple, le locuteur et son interlocuteur, les conditions dans lesquelles un énoncé s’est produit et à quel moment ; autrement dit, c’est une analyse qui fait appel aux mêmes éléments de base que font ressortir Hymes et Gumperz dans leur » ethnographie de la communication » (1964), une idée qui a nourri la théorie ethnologique contemporaine [voir (Bauman 1977) au sujet des genres artistiques, à titre d’exemple].
L’analyse du discours est donc l’analyse des discours ou, plus précisément, des discours culturels — ce qui veut dire non seulement une langue, un langage ou des textes, mais des modes de communication et leurs caractéristiques d’usage tels qu’ils sont partagés et compris par ceux qui appartiennent à une culture donnée. Cette dernière peut embrasser l’ensemble de la population d’un pays, une subculture au sein d’un ensemble culturel qui se définit comme nationale, ou encore une microculture qui s’exprime à travers des liens familiaux. Les membres de ces groupes, sans exception, possèdent des connaissances qui relèvent de leurs expériences communes, et ces connaissances-là donnent lieu aux prémisses essentielles qui sous-tendent le présent recueil d’articles. Primo, nous estimons que les discours sont des phénomènes culturels, des modes de communication qui dépendent d’une vision collective du monde ou d’un ensemble de perceptions partagées qui s’expriment lorsqu’il y a interaction — qu’elle soit verbale ou non — entre les membres d’une même culture. Secundo, nous sommes en mesure d’inférer la vision du monde d’une culture donnée en puisant dans des textes que produisent certains de ses membres à des fins particulières. Les textes eux-mêmes ne constituent pas des discours mais reflètent plutôt le système d’organisation cognitive qui les a engendrés.
Ceci dit, la prudence nous oblige à faire un pas en arrière pour signaler que les termes » discours » et » culture » ne sont pas du tout équivalents, bien qu’ils soient étroitement liés. Une culture — surtout quand il s’agit d’une culture urbaine complexe — est composée de nombreux discours différents dont chacun pourrait être isolé dès lors que nous pouvons en dégager un certain vécu collectif. Ainsi, même si l’appartenance culturelle des graffitistes est très diversifiée, une expérience commune du graffiti les amène à produire un discours particulier, dont leurs textes nous fournissent la preuve.
Ce n’est ni un hasard ni un caprice si l’on cherche à identifier un groupe ou un sous-groupe à travers un discours commun plutôt que par une appartenance culturelle. Le discours permet au groupe de transposer sa vision du monde dans un système de communication qui fonctionne, non seulement entre ses membres, mais aussi en situation de contact avec d’autres groupes qui possèdent leurs propres discours. Puisque le discours comprend une fonction identitaire du soi collectif — un soi qui existe en soi mais aussi par rapport à un autre soi collectif, bien sûr —, il entraîne forcément un élément d’affrontement, vu le déséquilibre qui existe entre le prestige social et le pouvoir chez les uns et les autres. Il peut y avoir affrontement entre hommes et femmes, entre les différents groupes ethniques qui occupent un même espace social, entre les groupes qui affichent des préférences sexuelles différentes, ou encore entre des groupes qui ne voient pas d’un même oeil l’éthique capitaliste sur laquelle le travail est organisé dans les sociétés urbaines de l’Occident. Quoi qu’il en soit, les différents discours s’élaborent et s’expriment par la communication que produisent les membres d’un groupe.
Malgré le contenu varié des articles que réunit le présent recueil, ils sont reliés par les principes que nous venons de relever. L’article de Jane Gadsby nous montre les différences que l’on peut déceler entre les graffiti des toilettes d’hommes et de femmes à l’Université York. L’analyse qu’elle fait de plusieurs » fils » discursifs révèle un mode de communication tout à fait courant en milieu urbain mais peu exploré jusqu’ici. Cinda Gault aborde, dans son article, l’analyse du discours des membres d’une même famille. Elle étudie la structure, la fonction et les contraintes des récits produits par les membres de la famille, en soulignant la négociation dynamique qui caractérise l’interaction discursive au sein d’un groupe familial. Le discours des » quêteux » torontois fait l’objet d’une étude que Karen Warner et moi-même présentons ici. Warner, qui a effectué le travail sur le terrain, allant jusqu’à faire » la manche » avec les autres mendiants à plusieurs reprises, a pu se renseigner abondamment sur cette subculture urbaine. Ces données-là invitent à une réflexion sur le discours du groupe ainsi que sur la dimension du pouvoir qui fait partie intégrante des choix et des limites de leur existence. Enfin, mon propre article sur la communauté afro-caribéenne de Toronto explore les différentes façons dont le discours narratif évoquerait les tensions à peine voilées auxquelles ce groupe d’immigrants doit faire face tous les jours dans une société majoritairement blanche.
Le lecteur reconnaîtra d’emblée que les articles réunis dans ce recueil rejoignent d’autres recherches actuelles en ethnologie. En effet, les auteurs se servent de méthodologies ethnographiques qui peuvent nous aider à analyser ce qui relie le texte à son contexte, la forme à sa fonction. L’approche discursive nous fournit un outil analytique supplémentaire, nous permettant de mieux éclairer les données qui sont recueillies sur le terrain.
Références citées
Gumperz, John J. et Dell Hymes, éds. 1964. The Ethnography of Communication. American Anthropologist 66 :6 (Pt. II).
Bauman, Richard. 1977. VerLal Art as Performance. Prospect Heights, Ill. :Waveland Press.
Quelles sont les stratégies qui permettent aux membres de la communauté afro-caribéenne de Toronto de conserver ou d’adapter leur culture d’origine au sein d’une société multiculturelle ? Cet article fait état des recherches — subventionnées par l’Université York ainsi que par le gouvernement canadien — qui ont été effectuées à partir de contes oraux traditionnels. Des marqueurs identitaires ethniques et linguistiques sont repérés à la lumière de certains » processus de socialisation et d’acculturation » et, plus précisément, à travers la tradition orale telle que transmise dans un nouveau pays, à une nouvelle génération.
Après avoir fait du terrain dans les toilettes de l’Université York, l’auteure conclut qu’il y a des différences significatives entre les graffitistes masculins et féminins. Elle dégage des tendances grâce à une analyse quantitative et qualitative de thèmes et de registres langagiers chez les uns et les autres. De nature plus dialogique, les graffitis écrits par des femmes expriment davantage un esprit de solidarité et de soutien réciproque. Elle situe enfin ses observations dans un cadre théorique de détermination culturelle de rôles masculins et féminins.
En s’appuyant sur des récits que l’on raconte dans sa famille au sujet de sa grand-mère, l’auteure décèle certaines formes et structures narratives dans les » récits de tous les jours » qui peuvent nous fournir de précieux renseignements socioculturels. Elle y tient compte également de la présence de dynamiques interpersonnelle, familiale et sexuelle ainsi que d’idées reçues sur les règles de bienséance. Selon l’auteure, ses entretiens avec les membres de la famille après la mort de la grand-mère démontrent que » les récits qui suivent un décès constituent un moyen de construire des significations à la fois culturelles et interpersonnelles ».
Cet article fait état des résultats d’une enquête menée dans les rues de Toronto auprès de » quêteux » pour appréhender les éléments idéologiques et sociaux de leurs discours. Les récits de vie de ceux et de celles qui font » la manche » nous éclairent sur le rôle social qu’ils s’attribuent eux-mêmes. Une description détaillée de la façon dont ils exercent leur » métier » nous donne un aperçu d’un phénomène de plus en plus courant en milieu urbain. Nous apprenons aussi que ces » marginalisés » ont tendance de marginaliser à leur tour certains membres de la » confrérie » ou de la société en général, incorporant ainsi des normes sociales auxquelles ils prétendent s’opposer. L’un des deux auteurs a passé du temps à » quêter » avec les informateurs.
L’auteur nous résume la carrière du père Pierre-Paul Arsenault, qui a œuvré à l’Île-du-Prince-Édouard pendant plus de 30 ans (jusqu’à sa mort en 1927). Ethnologue amateur qui fut l’un des premiers à valoriser le patrimoine culturel acadien, le père Arsenault est surtout entré dans l’histoire grâce à la collecte systématique qu’il a effectuée de chansons acadiennes traditionnelles. En remettant ces dernières au Musée national du Canada, Arsenault a garanti leur transmission à la postérité, un legs qui s’est avéré des plus précieux.