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Vol. 19-1 – 1997
Regular Issue
Dans ce numéro thématique de Canadian Folklore canadien portant sur les masculinités, l’identité sexuelle est abordée comme une catégorie sociale incontournable, même si cette dernière est parfois moins apparente que peuvent l’être certaines autres, telles l’appartenance ethnique et la classe sociale. L’identité sexuelle se fait souvent discrète et cela est particulièrement vrai pour l’identité masculine. Comme le note le sociologue Jeff Hearn : « On peut parler des hommes en termes de pères, de travailleurs, de patrons, d’étudiants en médecine, de frères, de copains, ou, plus familièrement, en termes de salauds, de cons et de connards ; on peut même parler de « vrais hommes » (par opposition à « hommes »), mais rarement en termes d’hommes et cela vaut autant pour les analyses de la sociologie que pour celles des sciences politiques. » La non-utilisation de l’appellation « homme » renvoie aux positions occupées par les hommes dans le système patriarcal. Hearn poursuit : « Cetteinvisibilité (si l’utilisation du terme est possible) des hommes reflète et illustre l’évidence de leur pouvoir dans les structures sociales, leur domination et l’oppression qu’ils exercent. Pour étudier les « hommes », il faut le faire dans un contexte social — lisez patriarcal — tout comme les catégories « noir » et « blanc » ne peuvent être définies que dans, et par, une société raciste » (Hearn 1994 : 50). Ce numéro spécial de Canadian Folklore canadien porte sur les notions culturelles qui permettent de définir ce qu’est un homme ; on y étudie les expressions de la culture traditionnelle et populaire qui établissent des liens avec des structures de pouvoir plus importantes.
Privilégier la « masculinité » comme facteur culturel, c’est rétablir l’équilibre analytique. Depuis plusieurs années déjà, les études de sciences sociales relatives à la créativité féminine et à la créativité qui met en scène les femmes ont mis la construction politique et sociale de l’identité sexuelle au premier plan de la discipline. Cependant, la plupart des études portant sur les hommes, en tant qu’acteurs ou en tant que sujets de la performance, ont fait dévier de telles analyses. Bien sûr, l’analyse de l’identité sexuelle n’est pas une voie de recherche exclusive, mais s’attaquer à la question de la « masculinité » — sous tous ses aspects — est un défi qui n’a pas été relevé très souvent.
Les ethnologues tiennent à apporter leur contribution à la somme croissante des études sur les masculinités, car, d’après le constructivisme social, « l’important dans la vie des hommes, ce n’est pas le fait d’être des mâles biologiques, mais plutôt de devenir des hommes. Notre sexe peut bien être masculin, mais notre identité masculine se développe à travers un processus complexe d’interaction avec la culture dans laquelle nous apprenons les codes appropriés de l’identité sexuelle ; codes que nous essayons d’ailleurs de modifier afin de les rendre plus agréables à respecter » (Kimmel et Messner 1995 : xx). Les façons dont les hommes deviennent des hommes, les codes culturels dont font mention Kimmel et Messner sont souvent communiqués de manière informelle ; ce sont ces matériaux mêmes que recueillent et étudient les ethnologues.
Les auteurs présentés ici constituent un groupe éclectique, traversant eux-mêmes les limites entre sexes, entre ethnies et entre classes sociales. On y trouve des ethnologues et des chercheurs appartenant à d’autres disciplines ; des chercheurs débutants et des chercheurs de réputation bien établie. La grande variété de leurs articles nous oblige à reconnaître la diversité des expériences des hommes, rappelant au lecteur qu’on ne peut pas ramener toutes les masculinités à une seule version hégémonique. Les articles illustrent que les masculinités diffèrent d’une culture à l’autre et varient à l’intérieur d’une même culture, chez les individus et les groupes qui en font partie. Plusieurs articles soutiennent avec conviction que même les valeurs culturelles relatives à la masculinité sont dynamiques.
Blye W. Frank aborde la question de la masculinité en se penchant sur les fondements théoriques dans son article « Masculinity Meets Postmodernism : Theorizing the ‘Man-made’ Man « . S’inspirant de la sociologie de la vie quotidienne de Dorothy Smith, Frank soutient que « toutes théories et toutes connaissances devraient être considérées comme des produits sociaux, contextuels et relatifs à des circonstances et à des environnements spécifiques, qui s’inscrivent dans des expériences et dans des pratiques quotidiennes « . Il examine les rapports entre la vie des hommes et la théorie sur les hommes et observe ainsi que le besoin de récits locaux se fait sentir davantage que celui de « grands récits » ou de « vérités fondamentales « . Frank est d’avis que l’on doit se tourner vers la « connaissance localisée » afin de pouvoir remettre en cause avec succès « l’hégémonie textuelle » créée et renforcée par l’intermédiaire de discours médicaux, légaux et religieux. En nous invitant à porter une attention particulière aux « discours du réel » (Britzman 1991) qui permettront d’explorer la diversité et d’entendre de nouvelles voix, il prépare ici le terrain pour quelques-uns des auteurs qui ont participé à ce numéro et dont les études reposent sur des enquêtes ethnographiques.
Les deux articles suivants traitent des aspects de la masculinité hégémonique qui est maintenue par certains éléments de la culture populaire chinoise. Toutefois, les auteurs insistent tous les deux sur l’importance de l’action individuelle et sur la possibilité d’interprétations multiples par les lecteurs et les spectateurs. L’article de Seana Kozar, intitulé « Paperback Haohan and Other ‘Genred Genders’ : Negotiated Masculinities among Chinese Popular Fiction Readers « , porte sur les réactions de lecteurs masculins aux romans d’arts martiaux ou de kung-fu, traditionnellement destinés à un public masculin, et aux romans populaires chinois, traditionnellement lus par les femmes, et ce par rapport aux modèles de masculinité dominants que véhicule chacun de ces genres littéraires. Son étude de « l’accord « , de l’identification avec la narration dans la vie de trente-cinq hommes parlant le mandarin montre que, même pour des types de héros reflétant des masculinités hégémoniques, il peut y avoir différents types d’identification. Mikel J. Koven, dans son article « My Brother, My Lover, My Self : Traditional Masculinity in the Hong Kong Action Cinema of John Woo « , fait écho à quelques-unes des conclusions de Kozar. Il s’inspire de forums de discussion sur Internet pour remettre en cause les interprétations homoérotiques des films de Woo en Occident. À l’instar de Kozar, Koven est d’avis que la masculinité hégémonique est définie culturellement. Il souligne la variabilité des réactions aux images véhiculées par les médias.
Deux autres articles, de Michael A. Robidoux et de T. K. Biaya, limitent l’objet d’étude aux réactions individuelles provoquées par les masculinités hégémoniques. Michael A. Robidoux, dans son article « Artificial Emasculation and the Maintenance of a Masculine Identity in Professional Hockey « , s’appuie sur une proposition de David Whitson : « ceux qui, dans le sport, se montrent énergiques et jouent de façon à bien occuper le terrain apprennent à associer ces comportements à la masculinité ; et deuxièmement, le sport, dans la mesure où il est réservé aux hommes, a joué un rôle important dans l’établissement des liens de solidarité entre hommes » (Whitson 1990 : 21). En traitant des images, des rôles et des comportements hypermasculins maintenus par les joueurs et attendus par le milieu, Robidoux élucide quelques-uns des sens que peut avoir un geste comme celui qui consiste à saisir les testicules d’un autre homme dans un contexte homosocial particulier : le vestiaire d’une équipe de hockey.
T. K. Biaya, dans son article « Les paradoxes de la masculinité africaine moderne : Une histoire de violences, d’immigration et de crises « , examine l’élaboration complexe de la masculinité africaine contemporaine qui subit autant d’influences modernes que traditionnelles. Il nous explique que l’urbanisme et le développement urbain ont provoqué d’importants changements dans les traditions zaïroises relatives à la masculinité. Son étude illustre bien le dynamisme qui caractérise les conceptions culturelles de l’identité sexuelle.
Le dernier article, signé par Pauline Greenhill et intitulé « Making Morris (Fe)Male : Gender and Dancing Bodies « , nous ramène à notre point de départ en recommandant, tel que le faisait Blye Frank dans son article liminaire, un réexamen de la théorie. Se questionnant sur l’acceptabilité de l’expression « tradition de danse masculine anglaise » pour désigner l’art de la danse de Morris, l’auteure regarde comment Morris est devenu une pratique « (fe)male » à travers l’attribution symbolique d’une identité sexuelle aux corps dansants. Remettant en cause la masculinité de Morris, Greenhill conclut que l’affirmation de sa masculinité est l’expression idéologique du pouvoir des hommes : « Manifestement, tout comme l’identité sexuelle elle-même, Morris est une construction culturelle qui véhicule des idées sur ce que signifie être un homme ou être une femme « .
Les articles ici réunis invitent les ethnologues de se prévaloir de leur formation, à la fois pour mieux comprendre ce que Frank appelle les « grands récits » — les masculinités hégémoniques proposées par l’intermédiaire des institutions et à travers la culture populaire — et pour recueillir les « récits locaux » du vécu personnel des hommes qui reflètent une plus grande variété d’expériences (masculinités hégémoniques et non hégémoniques). Il ne s’agit pas de plaider pour une vision qui ferait des hommes des victimes du patriarcat, mais plutôt de contribuer à une étude culturelle plus approfondie d’un éventail de masculinités. Une telle approche tient en elle la promesse de faire la lumière sur les façons dont les structures et le pouvoir influencent l’identité sexuelle chez la femme et chez l’homme.
Les philosophes postmodernes contemporains brouillent les cartes en remettant en cause les fondements de la pensée moderne sur plusieurs plans. Les vues aériennes, ces grands récits (Lyotard 1984) s’appuyant sur des » vérités » fondamentales qui n’existent pas exactement de la façon dont on l’a souvent supposé, subviennent aux besoins de consommation d’un monde situé à l’intérieur de notions en essentialisme épistémologique et basé sur elles. Les fondements dichotomiques de l’individualisme et du structuralisme continuent à imprégner et à saturer les représentations de la vie des hommes, dans une tentative de les tirer de la confusion et de les organiser en données binaires, tout en camouflant des théories recyclées de déterminisme biologique et social. En l’absence de » connaissances localisées » (Haraway 1988) surgissant dans les récits locaux, nous avons hérité de construits théoriques sur l’homme, faits par l’homme, qui présentent une fixité : linéaires, figés, dichotomisés et déconnectés. Cet article présente quelques-unes des idées de l’auteur sur les rapports entre la recherche sur la vie des hommes et les connaissances qui en résultent et qui ont contribué à améliorer la compréhension de l’être en tant qu’homme, à forger les relations sociales et à permettre une meilleure compréhension de l’environnement dans lequel nous évoluons quotidiennement.
Dans le présent article, Kozar étudie la construction de représentations négociées de la masculinité chez les lecteurs masculins de romans d’arts martiaux et de romans d’amour, à travers leur interprétation de deux différents types de personnages masculins que l’on rencontre couramment dans les romans typiquement chinois : le héros (haohan) et le savant talentueux (caizi). S’inspirant du concept de » masculinités hégémoniques » (Cornwall et Lindsfarne 1994), l’auteure examine comment le héros et le savant sont juxtaposés historiquement à travers leur genre respectif et comment leurs qualités servent à souligner, à compléter ou à remettre en cause les constructions sociales de l’identité sexuelle dans l’esprit de certains lecteurs. Elle se questionne également sur la façon dont les lecteurs envisagent des questions aussi importantes que la lecture comme évasion et/ou compensation, l’identification et le phénomène du goût immodéré pour la lecture.
Le cinéaste chinois de Hong Kong John Woo a été » mal interprété » et son œuvre » détournée » par des facteurs exotériques qu’on retrouve dans la méthodologie des études cinématographiques en Occident. Ses films, et spécifiquement ses films de gangsters, ont été qualifiés » d’homoérotiques » par les critiques de cinéma en Occident. Même s’il ne s’agit pas là en soi d’une dérision des films à suspense de Woo, dans la mesure où aucun de ces critiques n’a utilisé le terme » homoérotisme » de façon négative, l’auteur croit qu’interpréter les films de gangsters de Woo comme étant » homoérotiques « , c’est ne pas comprendre le producteur » culturel « . Les films de Woo traitent, bien sûr, de relations entre hommes (homme-homme), mais voir dans ces relations du désir érotique, c’est mal interpréter la perception qu’ont les Chinois de Hong Kong des codes du comportement masculin. Koven propose donc une autre interprétation, qui échappe à l’hégémonie du discours des études culturelles en Occident : le cinéma d’action de John Woo peut être envisagé comme un phénomène expérientiel relatif à la construction d’un type de comportement masculin traditionnel chez les Chinois de Hong Kong.
Dans le présent article, Robidoux explore la question de la construction de la masculinité dans la culture du hockey professionnel et essaie de comprendre comment ce milieu fermé préserve une identité masculine artificiellement sûre. Malgré l’illusion de sécurité identitaire qu’il procure aux hommes, ce milieu est fondamentalement discriminatoire et intolérant à la différence, contraignant les joueurs à se conformer aux normes en vigueur sous peine d’être frappés d’ostracisme. La recherche sur le terrain, dans le cadre de ce projet, a consisté en une série d’entrevues, réalisées au printemps 1996, avec des joueurs de hockey choisis au hasard, ainsi qu’en une étude ethnographique de six mois, menée auprès d’une équipe de hockey durant la saison de 1996-1997.
La construction de la masculinité africaine moderne est structurée par l’histoire des villes, leur violence et leur culture. La ville africaine, d’origine coloniale, repose sur l’immigration contrôlée des travailleurs ethniques allogènes recrutés par la bourse du travail. Elle fonctionne toujours comme un » îlot de modernité et de richesse » protégé contre les assauts des villageois, des périurbains et des paysans pauvres. Le citadin s’est inventé une masculinité originale et dynamique possédant des facettes multiples. Sa masculinité, rompue à la violence structurelle inhérente à la ville, est traversée par une crise permanente des modèles identitaires peu stables dont les composantes sont puisées à diverses sources et aux antivaleurs des cultures africaine et occidentale. Elle fonctionne différemment selon les espaces urbains en Afrique, en Europe et en Amérique du Nord. Elle s’exprime à travers diverses productions culturelles et dans les performances musicales qui lui servent de lieux d’articulation comme praxis sociale. L’image du » vrai mâle africain » francophone reflète la figure du rebelle historique à chaque étape de sa migration. Ses stratégies pour » surprendre l’autre » construisent sa masculinité à coups d’actes mythiques dont la somme constitue la geste de la conquête de l’Eldorado-la-Ville, extensible à l’Occident et au reste du monde. Ce modèle de réalisation de la masculinité des jeunes relève paradoxalement de l’ordre urbain précolonial et se manifeste sous le couvert de la modernité africaine retravaillée.
L’art de la danse de Morris a été historiquement vu par ses adeptes comme une » tradition de danse masculine anglaise « . Chaque terme de cette description peut être décomposé, mais le souci premier de l’auteure, dans cet article, est de comprendre comment on a assigné à Morris la masculinité et quels effets cette masculinisation a sur les danseurs contemporains et la façon dont ils conçoivent leur pratique.
Dans cet article, McCormick s’interroge sur le bien-fondé du paradigme contemporain selon lequel l’innovation et la créativité dans les performances culturelles seraient plus significatives que la tradition. Il discute de cette question par le biais d’une étude de cas du film Jésus de Montréal. L’auteur avance que c’est l’auditoire qui détermine, en fin de compte, si une performance culturelle est modifiée de manière novatrice par son évolution dans le temps ou bien si elle demeure » authentique « .