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Vol. 26-1 – 2004
Regular Issue
En théorie, la littératie est un concept élastique. Dans la réalité aussi, elle est comme un élastique : un outil pour garder les choses en ordre et à leur place — mais qui peut aussi « claquer » et revenir en arrière en laissant des marques si on n’a pas la bonne « prise ». Telle qu’on la définit de manière conventionnelle, la littératie renvoie aux compétences en lecture et en écriture et implique une forme de familiarité avec des manières de faire et de penser. Plus encore, elle fait référence à la manière dont les lecteurs s’orientent en fonction des messages qui les environnent. En tant qu’universitaire spécialisée dans le domaine de la rhétorique et qui examine de près les propriétés de persuasion du langage, j’ai passé beaucoup de temps à observer comment les textes quotidiens font appel à certaines formes d’alphabétisme et exigent certaines formes de réponses. Et je suis toujours en compagnie interdisciplinaire. Objet d’un immense intérêt académique, les discussions sur l’alphabétisme ont émergé de plusieurs disciplines, telles que les sciences naturelles (Halliday et Martin 1993), les sciences humaines (Schieffelin et Gilmore 2000 ; Bourdieu 1991), les sciences de l’éducation (Apple 1995 ; Fairclough 1989 ; Lemke 1995 ; Shor 1992, 1999), la rhétorique et la création littéraire (Bazerman 1994 ; Bartholomae 1986 ; Bizzell 1992), les études en communication (McLuhan 1964 ; Ong 1982) ainsi que les filières de langues et littérature, définies au sens large (Gee 1996 ; Graff 1979, 1987 ; Kaestle et al. 1991).
Quelles que soient leurs dénominations, les spécialistes de l’alphabétisme questionnent la vie sociale et l’évaluation de la connaissance — ainsi que la définition même de la littératie. Ils ont repoussé la signification de l’alphabétisme au-delà de la simple acquisition ou maîtrise de facultés particulières, et la considèrent à présent comme un phénomène contextuel et incertain. Ceux qui travaillent en ce domaine (Graff en particulier) ont remis en question le postulat selon lequel l’alphabétisme serait constitutif du progrès social et qu’il serait forcément en corrélation avec un monde plus démocratique et plus stable. Nombre d’entre eux ont examiné le rôle de l’éducation formelle dans la reproduction des structures du pouvoir et du savoir dominant. Dans la lignée de ce regard critique, plusieurs (comme Pratt 1992) étudient les littératies critiques, ou nouvelles formes d’alphabétisme, qui émergent des espaces de lutte et d’oppression. Ceux qui ont été contraints de se conformer à un système de signes dominant ont produit des aperçus percutants sur la connexion existante entre l’alphabétisme et l’identité dans les espaces de confusion et de subordination (Englund 2002 ; Hoffman 1989). Des auteurs comme Deborah Cameron (qui se penche sur le phénomène social de « l’hygiène verbale ») s’interrogent également sur la lamentation traditionnelle qui consiste à croire en un déclin de l’alphabétisme et à le redouter, dans la conviction que nous irons tous en enfer « dans un panié »… Et, tandis que l’on rattachait toujours la littératie à sa racine étymologique, la lettre, les analystes de textes se sont mis à s’interroger sur son allégeance à l’écrit, et à théoriser l’alphabétisme sous l’angle d’autres modes de communication, autrefois négligés, comme l’oral (Ong 1982), le visuel (Barthes 1977 ; Kress et van Leeuwen 1996) et le technologique (Taylor et Ward 1998 ; Tuman 1992).
Se maintenant dans cet environnement interdisciplinaire de la littératie, ce numéro thématique d’Ethnologies rassemble des articles d’auteurs travaillant dans les domaines de l’ethnologie, de l’éducation, de l’art et du design, de l’analyse rhétorique et discursive, ainsi que des études féministes. Ils examinent de près des textes législatifs tels que la Loi sur le multiculturalisme canadien, montrant en quoi les formes de littératie sont multiples et dépendent de l’orientation de chacun sur les textes quotidiens — ce ne sont pas des choses que l’on « obtient » ou « auxquelles on arrive » (Reid et Nash). L’un des articles (Labrie) décrit la manière dont les images mentales — les manières de lire le monde — nous aident à conférer un sens aux choses dans nos vies quotidiennes. D’autres explorent l’aptitude à « lire » des images matérielles, concrètes — les autochromes d’une famille autochtone du début du XXe siècle (Skidmore) ou les pâquerettes sur les tee-shirts de Body Shop (Goldrick-Jones). Une auteure (Taylor) illustre comment, dans un cours universitaire de rédaction, la situation marginale d’une étudiante conférait à celle-ci un mode de compréhension critique particulièrement sophistiqué. Dans une étude ethnographique, une auteure (Bélisle) réfléchit à l’expérience personnelle qu’a constitué pour elle le fait de motiver de jeunes adultes à l’écriture dans un environnement non-académique, tandis qu’une autre (Kozar) lance le sujet du genre et la manière dont, en interagissant dans un espace muséal, quatre femmes qui suivaient un programme d’alphabétisation se déroulant dans un musée ont pu pénétrer dans de nouveaux espaces de connaissance.
Ces essais invitent à une véritable fête. Mais quels que soient leur sujet ou leur origine disciplinaire, ils en reviennent tous à un thème similaire — la littératie en tant qu’activité spécifiquement humaine. Et c’est ce sur quoi je vais me pencher ici.
La littératie en tant qu’activité humaine
Quand je pense à l’alphabétisme et à l’humanité, je me souviens d’un passage en particulier du roman de Percy Janes, House of Hate [La maison de la haine]. Dans cette histoire située à Terre-Neuve, implacable (et parfois étrangement drôle), nous rencontrons le patriarche Saul Stone, dont la famille passe l’essentiel de son temps à se maintenir à l’extérieur de la périphérie de la conscience de Saul (ou hors de la portée de son bras depuis le fauteuil de la cuisine), faute de quoi il les bat de manière insensée ou bien les tue, par degrés, de la seule force brutale de sa parole. Le passage ci-dessous m’est toujours resté, en grande partie parce qu’il indique la faille qui surgit comme un séisme dans le pouvoir de Saul sur son jeune fils, émouvant, intellectuellement précoce (et pour cette raison souvent ridiculisé et incompris), JuJu — le narrateur du livre. À la fin de sa deuxième année, JuJu revient à la maison après l’école et, avec une certaine conscience empirique de sa valeur en tant que personne, tend fièrement son bulletin à son père pour qu’il le signe :
Il ne fit que bailler d’un air indifférent en direction de ma feuille et, avec un étrange sourire mi-timide mi-coupable, me dit : « T’as bien travaillé, hein ? »
« Oui, j’ai bien travaillé. Excellent. Regarde ! »
« Mont’ à ta mère ».
Dans l’espoir d’obtenir une plus grande réaction de sa part, je poussai mon crayon dans sa main, lui disant que le maître avait dit qu’il devait signer mon bulletin sur la ligne du bas. À nouveau il se rencogna maladroitement en arrière et indiqua d’un mouvement du menton que je devrais le porter à Maman pour qu’elle s’en occupe. Je le regardai pendant un long moment, embarrassé et blessé, pendant qu’au même instant un doute pointait dans mon esprit. Il me sembla possible, d’après la manière incompréhensible dont il avait regardé mon bulletin et la mollesse malhabile de sa prise sur le crayon, que Papa lui-même pourrait bien ne pas savoir lire ni écrire du tout ! Lorsque, plus tard, ce soupçon se confirma, il me fallut beaucoup de temps et une bonne dose de méditation pour m’habituer à l’idée que, dans un domaine au moins, j’avais du pouvoir sur lui, une aptitude et un moyen d’agir dans le monde dans lesquels non seulement mon père ne me surpassait pas, mais dans lesquels il n’avait aucune part.
Ce fut comme si tout l’univers en mouvement avait changé de vitesse… Peu après cette révélation de son ignorance, Crawfie et moi avons commencé, comme les autres, à appeler Papa « le Vieux » (140-141) 2.
Il n’est pas anodin que, dans une discussion sur l’alphabétisme, le nom de famille de Saul soit Stone [pierre] — dans le jeu de mains d’enfants, la pierre « bat » les ciseaux, mais le papier (signifiant ultime du texte et porteur de la lettre) « bat » la pierre. Ce jeu, au bout du compte, établit une hiérarchie (qui vient en premier) et l’on pourrait bien dire la même chose de l’alphabétisme 3.
Jeu de mots à part, il me semble que ce passage procure un bon point de départ pour comprendre la littératie, les manières critiques et incorporées dont dispose chacun pour comprendre et évaluer le monde des symboles avec des symboles. Tout d’abord, la littératie met les corps en jeu. La littératie, en ce sens, se rapproche beaucoup de la notion d’habitus d’Aristote, idée développée par le sociologue français Pierre Bourdieu (1991), les dispositions durablement inculquées que nous développons au cours de nos vies, qui signalent notre aisance et nos aptitudes dans le monde. Saul n’a pas de prise inculquée et aisée sur le crayon, ce sont jusqu’à ses mains qui sont insensibles au jeu de l’écriture. La littératie est fonction de l’ordre social et de la hiérarchie (prenez au hasard n’importe quel théoricien de l’alphabétisme, vous trouverez cette préoccupation). Saul reconnaît son manque à l’intérieur de cette économie de l’apprentissage formel et, à l’intérieur de cet ordre social, ressent de la culpabilité et de la timidité vis-à-vis de ce que son fils représente. JuJu ressent lui aussi un changement dans son propre pouvoir, quand le tyran de la maisonnée se reconfigure sous ses yeux. En clair, l’alphabétisme implique l’identité et la perception de la valeur de soi et de l’autre — l’illettrisme de Saul, signe de capital symbolique réduit, incite les garçons à rompre quelque peu leur lien familial avec lui, l’appelant « le Vieux » (ce qui est aussi un coup porté à l’âge et à la masculinité) au lieu de « Papa ».
« L’animal utilisateur de symboles » : littératie et identité
Cet instant entre Saul Stone et son fils montre la littératie, ainsi que je l’ai suggéré, comme l’essence même d’une activité humaine. Toujours intéressé à l’humanité, Kenneth Burke — rhétoricien, poète, commentateur social et autodidacte — offre quelques points de départ (compris comme des généralités et, de son propre aveu, forcément incomplets) dans son poème « Definition of Man » [Définition de l’Homme] (plus tard, « Definition of Human Being » [Définition de l’Être humain]). Ce poème, de l’aveu général, pourrait bien ne pas être aussi lyrique que d’autres, mais j’ai pensé qu’il pouvait être utile pour donner sens aux choses, en dépit peut-être d’un certain manque d’euphonie de la part de Burke ici.
L’Homme est
L’animal utilisateur (créateur, gaspilleur) de symboles
Inventeur du négatif (à qui le négatif fait la morale)
Séparé de sa condition naturelle par les instruments de son invention
Aiguillonné par l’esprit de hiérarchie (ou mû par le sens de l’ordre)
Et pourri de perfection (1966 : 16).
La première ligne de ce poème, « L’Homme est l’animal utilisateur (créateur, gaspilleur) de symboles », nous permet d’entrevoir l’un des aspects de la littératie, à savoir le lien existant entre l’usage de symboles et notre construction identitaire (et ces symboles peuvent être oraux, écrits, gestuels, etc.). C’est aujourd’hui un lieu commun dans les discussions universitaires que de reconnaître l’aspect symbolique de nos réalités, mais cela peut être aussi comme « regarder au fond du gouffre ultime par-delà les choses » (Burke 1966 : 5) pour comprendre dans quelle mesure la signification que nous avons de nous-mêmes dans ce monde se retrouve réellement dans nos symboles.
La connexion entre l’usage des symboles et l’identité (les conséquences vécues de la littératie) n’a nulle part été articulée de manière aussi poignante que dans l’autobiographie d’Eva Hoffman, rédactrice au New York Times, dans son ouvrage Lost in Translation[Perdu dans la traduction5], l’histoire de l’émigration d’Hoffman de Cracovie à Vancouver à l’âge de quatorze ans. Ayant perdu l’accès aux symboles confortables et aux connexions intuitives qu’ils permettent avec le monde, elle affronte une crise d’identité, une dépossession du langage qui la coupe de la spontanéité, de la richesse de la connexion inconsciente avec le monde que beaucoup d’entre nous, qui respirons dans des choses familières, tenons pour acquis.
Le pire sentiment de perte survient la nuit. Quand je suis allongée dans un lit étranger dans une maison étrangère… J’attends ce flux spontané de langage intime qui était ma conversation nocturne avec moi-même, ma manière de dire à mon ego où était allé le ça. Rien ne vient… En anglais, les mots n’ont pas pénétré jusqu’à ces niveaux de ma psyché d’où une conversation privée pourrait émerger. Ce laps de temps avant le sommeil était le moment où mon esprit devenait à la fois alerte et réceptif, où les images et les mots s’élevaient jusqu’à la conscience, reformulant ce qui était arrivé durant le jour… dévidant le fil de mon histoire personnelle.
À présent… le fil était rompu (1989 : 50)6.
La littératie donne la sécurité, le bien-être et la dignité — elle permet une forme particulière de conscience et un perpétuel commentaire de nous-mêmes. C’est peut-être ce désir de sécurité qui nous fait travailler si fort pour garder les choses en place, pour les garder en sécurité et contenues dans des catégories rassurantes — même si cela signifie une définition restreinte de la littératie elle-même.
Cameron Reid et Rachel Nash, dans leur étude détaillée, « Microliteracy and the Discourse of Canadian Multiculturalism », interrogent ce besoin d’ordonnancement et de confinement dans la manière d’envisager la littératie et offrent une alternative aux définitions conventionnelles qui se centrent sur « des codes fixés et des ensembles stables d’aptitudes ». Usant, aux fins de leur étude, des outils de l’analyse du discours, ils considèrent la manière dont la littératie se positionne en fonction de la situation de chacun relativement aux textes, sur les « orientations nourries et prédéfinies envers le discours multiculturel ». (On peut percevoir ici la filiation avec Bourdieu 1991 ; Foucault 1969 ; Halliday 1978 ; et d’autres.) Ils soutiennent qu’il n’existe pas de forme unique de littératie multiculturelle au Canada, mais plutôt un accueil de différentes orientations relativement aux textes multiculturels, variété que Reid et Nash dénomment « microlittératies ». En observant le changement survenu dans le langage du multiculturalisme au cours des trois dernières décennies, les auteurs examinent l’évolution historique de ce qu’ils appellent la « littératie multiculturelle », les orientations et compréhensions changeantes qu’ont les Canadiens du multiculturalisme en fonction du discours multiculturel. À l’instar du nécessaire « flux de langage intime » d’Hoffman dans le passage ci-dessus, d’importants artefacts comme la Loi sur le multiculturalisme canadien sont devenus parties intégrantes de la conscience coutumière (et dans ce cas nationale) de chacun — et au Canada ces discours se sont de plus en plus répandus, comme le font remarquer Reid et Nash.
Leur commentaire est particulièrement frappant en ce qui concerne le conservatisme grandissant et la réduction du discours multiculturel actuel (ce qui constitue une distanciation d’avec le langage plus radical des années 1970 et 1980). Ils en concluent que le fait d’imposer instamment le multiculturalisme dans des textes comme cette Loi — ainsi que dans des textes médiatiques, scolaires et, comme ils le signalent, « jusque sur les murs des toilettes » — a nourri l’apathie et réduit la sensibilité critique envers l’idéologie du multiculturalisme en général. Bien que la plupart des Canadiens ne prendront pas le temps de réellement lire le texte de loi lui-même, de tels discours n’en sont pas moins émergents et reproduisent la manière dont les nations se racontent en général (et racontent la différence en leur sein) ; et de telles attitudes, validées par les textes en circulation, affectent la législation et la politique publique subséquentes.
Bien qu’il ne concerne pas directement la littératie, l’article de Vivian Labrie tourne néanmoins autour des marges de ce sujet de manière originale, en parlant d’images mentales et de schémas de différents contes populaires qui se frayent un chemin dans l’expression écrite et dans la vie quotidienne. Dans son exploration de la manière dont le monde extérieur et le monde mental entrent en connexion, on peut saisir en quoi l’idée des humains créateurs de symboles de Burke — et notre commune identification aux symboles — se relient à la conceptualisation que fait Labrie de la manière dont nous comprenons notre monde à travers les thèmes de nos contes. Dans son étude du « Fil d’or », Labrie réfléchit à la manière dont un conte a circulé et est devenu signifiant dans la vie de ceux qui l’avaient écouté. Elle interroge la manière dont une image mentale peut apporter du sens à la vie et réalise qu’il se trouve une composante topologique dans la signification des contes : ici, des histoires « de traverses et de misères ». Dans un autre exemple, elle approfondit une image — celle d’escaliers roulants montant et descendant qui symbolisent la richesse et la pauvreté — image qui avait surgi d’une discussion publique sur la pauvreté. Image puissante qui a stimulé l’imagination sociale, ce symbole, comme l’illustre Labrie, a eu un impact considérable : il a d’abord été utilisé dans une déclaration à l’Assemblée nationale de Québec, puis utilisé par le vice-président de cette même Assemblée, puis a agi sur la concertation des participants à un congrès de l’UNESCO.
Elle écrit que les images créent un espace d’imagerie référentiel qui devient un « lieu commun », une manière de voir partagée qui mène à la modélisation des problèmes et à penser dans les termes de cette modélisation. Une fois de plus, nous voyons le lien étymologique entre la littératie et la lettre se compliquer du fait que le partage d’une image apparaît plus puissant que les mots. Ces contes, nous dit Labrie, peuvent s’appliquer à la vie, son article établissant d’intrigants parallèles entre les contes et la « cartographie de la réalité », une connexion entre les histoires et les concepts qui peuvent être utiles à la compréhension et à l’agir dans le monde réel.
Tandis que Labrie explore l’idée des « images mentales », Amanda Goldrick-Jones examine les images et symboles concrets adoptés par les activistes féministes et proféministes canadien(ne)s pour commémorer les quatorze jeunes femmes tuées lors de la fusillade de l’École Polytechnique à l’Université de Montréal. Dans les études sur la littératie, des sémioticiens du social tels que Gunther Kress et Theo Van Leeuwen (1996) ont exploré ce mode de communication, le visuel, mode qui fut longtemps, disent-ils, subordonné au langage. En réponse à ce qu’ils perçoivent comme un déficit de connaissance dans notre monde aux multiples modes de communication, ils ont rédigé une grammaire pour « lire les images ». Des analystes du discours comme Sonja Foss (1996) ont étudié la manière dont les images s’amalgament à un document, étudiant leur disposition dans le texte et la manière dont, par là, elles produisent du sens. Goldrick-Jones utilise une approche similaire du discours visuel dans lequel elle étudie les rapprochements visuels et/ou les thèmes, « cartographiant leurs rencontres à l’intérieur de contextes particuliers et relevant leurs relations avec des thèmes associés, voire opposés… [afin d’] obtenir des éclaircissements sur les motifs discursifs ». Elle se penche sur la campagne du ruban blanc — choix des hommes proféministes de Toronto pour s’opposer à la violence faite aux femmes — autant que sur le choix de la rose sur fond de dentelle du YWCA du Canada, celui des rubans et badges mauves des femmes activistes ainsi que celui de la pâquerette effeuillée du Body Shop du Canada. Dans son analyse nuancée d’un sujet fascinant, Goldrick-Jones relève les tensions qui environnent une participation masculine à un forum féministe (avec leur campagne du ruban blanc) et observe en quoi les images créées par les femmes et mises en circulation par les femmes sont cruciales, car elles permettent aux femmes « de gouverner le discours portant sur la violence qui leur est faite ». Cet article plonge dans des préoccupations clés des études sur l’alphabétisme, la préoccupation de savoir qui est écouté et qui doit articuler sa propre expérience (en bref, des questions de pouvoir). Celles-ci sont au centre des études sur la littératie et nous donnent une idée des enjeux de la fabrication des symboles et de leur reconnaissance. De là, la question suivante.
« Aiguillonné par l’esprit de hiérarchie » : littératie et pouvoir
Burke, dans sa définition, émet l’idée que les êtres humains sont aiguillonnés par l’esprit de hiérarchie (ou mus par le sens de l’ordre). Il signale ce qui est inhérent à la nature humaine, organiser la vie, au moyen de symboles, en divisions de haut et bas, plus haut et plus bas, centre et marge ; les êtres humains sont poussés à ordonner la vie en fonction de hiérarchies particulières, des hiérarchies moralisantes et souvent culpabilisantes. Nos structures sociales impliquent des divisions en certaines positions (et par extension en certains accents, lieux et choix de consommation) porteuses de davantage de capital social ou de valeur que d’autres. Et, bien sûr, si l’on parle de hiérarchie, on s’engage dans les sujets du pouvoir, de la domination, du poids de l’autorité et des structures du bien et du mal, d’exactitude et d’erreur, ou bien des manières appropriées ou inappropriées de faire les choses. Certains spécialistes de l’alphabétisme (tels que Lemke 1995) reconnaissent le rôle que tient le langage — et les symboles en général — dans la formulation de la réalité et postulent que l’on doit encourager les étudiants à lire le monde attentivement pour percevoir ses présupposés et ses structures de domination souvent invisibles.
Catherine Taylor, dans son article « Critical Literacy and the Un/Doing of Academic Discourse », explore à la fois cette connexion intime entre le mot et le monde et les voies par lesquelles les symboles, souvent, reproduisent les hiérarchies sociales en servant les membres dominants de la société. Elle se base sur le travail du pédagogue brésilien Paolo Freire (qui a développé le terme littératie critique et a fondé sa propre école de pensée) et sur le travail de Michel Foucault (particulièrement ses points de vue sur le pouvoir et la connaissance) pour discuter des moyens par lesquels les pédagogues peuvent encourager les étudiants à s’alphabétiser de manière critique, « à apprendre à décoder la nature politique du langage : à montrer en quoi l’injustice et les intérêts particuliers s’y trouvent légitimés, comment il enseigne aux gens marginalisés à se sentir inférieurs et démunis ». La littératie critique, en questionnant les sélections faites (ou pas faites) dans les textes, est menée par la croyance que les pratiques alphabétisées — regarder réellement le mot et non à travers lui — peuvent entraîner un changement social et une autonomisation des étudiants n’appartenant pas à la culture dominante, qu’elles peuvent, effectivement, transformer l’ordre social et compliquer les hiérarchies existantes.
Durant l’été 2001, Taylor avait eu l’opportunité de procéder à une approche de la littératie critique dans son cours universitaire d’écriture, en enseignant dans un cours de mise à niveau pour des étudiants n’appartenant pas à la culture dominante, dans le centre de Winnipeg. Ce que démontre Taylor de belle manière, avec ses exemples de lectures et d’examens pour le cours et les réponses d’une étudiante, est qu’une position marginalisée permet des aperçus perspicaces sur ces endroits des textes où « les omissions, les élisions et les euphémismes ont pour effet de réduire au silence les groupes marginalisés et de détourner l’attention dont leurs propres préoccupations auraient bien besoin vers la grande affaire de glorifier ceux qui sont déjà dominants dans la société ». Permettre aux étudiants de faire des recherches et d’écrire sur des sujets qui avaient un sens pour eux a constitué le moyen de poursuivre le développement de leurs compétences déjà acquises en littératie critique. Dans cet article, Taylor exprime son admiration pour ses étudiants et sa fascination pour les voies par lesquelles, dans leurs derniers examens, ils ont pu s’approprier les conventions de l’écriture académique pour rédiger des travaux « d’intense préoccupation personnelle ».
Le pouvoir est également, sans nul doute, une préoccupation centrale du travail de Colleen Skidmore lorsqu’elle étudie deux photographies d’une famille autochtone — la mère, le père et la fille — prises par un immigrant allemand durant l’été 1914 sur la rive de la rivière Saskatchewan nord, à Edmonton. La rencontre des regards entre photographe et photographiés vaut la peine d’être signalée, étant donné le contexte environnant la politique territoriale entre les Cris et les groupes européens en général. En lisant la riche et dense mise en contexte historique qu’établit Skidmore autour des autochromes (plaques de verre de 5×7 pouces), j’ai été frappée par les conséquences dévastatrices et les injustices criantes issues des systèmes de littératie divergents appliqués aux négociations territoriales entre les Cris et les représentants de la Couronne. Cette faille entre les littératies confère un nouveau sens à la phrase « perdu dans la traduction » : les Cris ont perdu leurs terres à cause du glissement qui s’est produit dans la traduction. Michael Finday, aîné de la Première nation du Lac Witchekan (cité dans l’article de Skidmore) révèle que
il n’y avait aucune personne pour encadrer les activités des gens qui traduisaient. Des changements ont été faits. Des choses qui n’avaient jamais été dites ou même mentionnées ont été imposées à notre peuple dans la version anglaise du Traité (IWGIA 1997 : 73)7.
Non seulement le lecteur de l’article de Skidmore ressent-il les dynamiques de pouvoir associées aux systèmes de littératie, mais il lui est aussi donné (comme dans l’article de Goldrick-Jones) de lire une image — démonstration des multiples modes de la littératie. Skidmore lit les autochromes (les postures, les regards détournés, les qualités picturales et esthétiques, etc.) pour ce qu’ils disent à la fois des photographiés et du photographe. « Les images »,, écrit Skidmore, « se trouvent présenter l’histoire que la culture euro-colonialiste racontait sur elle-même, une histoire dans laquelle les Autochtones autant que les immigrants étaient parties intégrantes ».
« Séparé de sa condition naturelle par les instruments de son invention » : l’alphabétisme comme outil d’autonomisation
La littératie n’est pas seulement un lieu de lutte et de contestation, elle est aussi un outil, « un instrument de notre propre fabrication » pour se réaliser dans la vie. En adoptant ce point de vue en ce qui concerne l’alphabétisme, Rachel Bélisle, dans son article, « Éducation non-formelle et contribution à l’alphabétisme », discute de l’importance de la littératie en tant « qu’équipement de vie » (pour employer un autre « burkisme ») en présentant une analyse descriptive des résultats obtenus au cours de sa recherche ethnographique dans les services d’emploi communautaires de Québec, principalement en emploi des jeunes. Elle examine la contribution de l’éducation non-formelle à l’alphabétisme de jeunes adultes ne disposant que d’une formation scolaire limitée en lecture et en écriture. En interprétant les résultats de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes, Bélisle fait remarquer que les activités de lecture et d’écriture de la vie courante sont essentiels à la littératie, mais que beaucoup de ces jeunes adultes ont des attitudes négatives envers l’écriture. Cependant, les participants à son étude se sont davantage impliqués dans l’écriture plus celle-ci se reliait à l’oralité, puisque l’échange oral leur permettait d’entrer en interaction avec les expériences et le travail des autres. Ces jeunes adultes lisaient aussi pas mal à voix haute, puisque, de même, cette pratique permettait des relations plus étroites entre les participants. Comme pour les étudiants de la classe de Catherine Taylor, plus les examens écrits portaient sur leur propre expérience de vie, plus ces jeunes se sentaient sûrs d’eux lors de ces examens. Ils se sentaient également plus sûrs d’eux lorsqu’ils rédigeaient des épreuves écrites portant sur des tâches concrètes et des situations spécifiques, mais Bélisle les a trouvés moins à l’aise avec l’écriture abstraite. (De telles observations amènent à l’esprit les travaux de 1982 d’Ong sur l’abstraction et l’oralité.) Bélisle conclut que les projets communautaires — l’écriture non-académique — peuvent permettre à ces jeunes de s’exprimer ainsi que de reconsidérer l’écriture, qu’ils associaient auparavant à leur propre échec scolaire. Cependant, ces jeunes ne sont pas réellement incités à explorer les usages de l’écriture à l’extérieur de « l’école » et de son lien social avec les milieux communautaires.
Seana Kozar, comme d’autres universitaires avant elle (par exemple Labrie 1987), reconnaît le rôle que peuvent jouer les ethnologues dans la promotion de l’alphabétisme. Les ethnologues considèrent la manière dont les expressions traditionnelles sont connectées à la compréhension de la vie quotidienne et de l’éducation non-formelle et la manière dont elles influencent celles-ci (une connexion démontrée, par exemple, par Labrie et Bélisle dans ce numéro). Dans son article, « Folklore and Literacy: A View from Nova Scotia », Kozar signale le rôle d’habilitation que joue l’alphabétisme, vision qui s’accorde à la compréhensions qu’a Burke des êtres humains en tant que créateurs d’instruments (et du langage en tant que variété d’outil). Bien sûr, l’alphabétisme est plus que cela, reconnaît finement Kozar, mais elle signale, très justement, la qualité d’autonomisation — en fait, la qualité nécessaire — de l’alphabétisme : « dans une économie qui privilégie le mot (électronique), [l’alphabétisme] devient une composante essentielle de la survie ».
La travail ethnographique de Kozar, issu d’un projet pilote financé par une bourse du CRSHC pour valoriser l’alphabétisme au Canada, engageait une équipe de femmes à « lire » — non des images ou des mots — mais un lieu, dans ce cas, le musée de la maison Shand, résidence d’autrefois de la riche famille Shand de Windsor, Nouvelle-Écosse. J’ai trouvé particulièrement intéressant l’engagement de Kozar dans la notion de « lieu ». Kozar argumente le fait que le lieu était central à la compréhension de la littératie dans cette étude : les participantes, quatre femmes, réagissaient à la localisation physique de leur apprentissage (le musée), mais s’engageaient aussi dans l’alphabétisme à partir d’un certain emplacement social (qui faisait intervenir les notions de classe, de genre et de ce que les gens considéraient comme intéressant et utile de savoir). En fait, elle ont pris plaisir à « posséder » cet espace tous les vendredis matins.
Ces femmes, qui pouvaient ne pas s’être senties toujours très fortes dans leur vie de tous les jours, se sont liées aux différents artefacts du musée — qu’il s’agisse de l’architecture « rococo » de l’époque victorienne, de l’histoire du cyclisme (passe-temps de l’un des habitants d’autrefois), ou des noëls victoriens — sur des modes subversifs. Elles sont volontiers entrées dans « le monde de pouvoir traditionnellement masculin des outils et de la menuiserie », dans le domaine historiquement « masculin » du cyclisme et dans les formes de résistance des femmes de l’époque victorienne. À travers leur engagement dans l’histoire, sur le ton de la conversation et sur le mode de la collaboration, ces femmes ont trouvé des « lieux communs » avec le passé et des moyens d’articuler leurs intérêts dans le présent. J’ai été saisie par l’un des aperçus de Kozar en particulier, lorsqu’elle émet l’hypothèse que l’intérêt de l’une des femmes pour les excès des noëls victoriens pourrait indiquer son désir de « possession », par le biais de la compréhension et de la recherche, de ce qu’elle ne pouvait pas posséder en réalité. Et la littératie, ainsi considérée, peut-être vue comme une guérison — non plus seulement une source de douleur et d’aliénation.
Ce qui m’amène à la fin de cette conversation. Grosses mises, mainmises, méprises, prises de vue — ce sont les prises variées sur la littératie dans ce numéro. Je vous invite à prendre plaisir à ce que ces articles ont à offrir — un voyage à travers les littératies canadiennes, passées et présentes.
Notes
1. Le terme anglais usuel « literacy » est très englobant et recouvre une gamme de concepts étendue ; il n’a pas d’équivalent en français. C’est la raison pour laquelle nous employons dans cette version française différents vocables : alphabétisation, alphabétisme, ou bien le néologisme spécialisé « littératie », en fonction des différentes notions afférentes (n. d. T.).
2. Notre raduction du texte original cité p. 7.
3. Après avoir lu le rapprochement que j’avais fait entre Saul Stone et l’alphabétisme, Pauline Greenhill m’a parlé d’un autre livre évoquant à la fois des pierres et l’alphabétisme. Dans le roman à suspense de Ruth Rendell, A Judgement in Stone, (!) une gouvernante, Eunice Parchman, est arrêtée pour le meurtre des membres de la famille Cloverdale qu’elle a tués parce qu’ils avaient découvert « qu’elle ne savait ni lire ni écrire ». Il doit y avoir un lien sous-jacent ici, entre les pierres et l’illettrisme.
4. Notre traduction du poème cité p. 9.
5. Perdu dans la traduction aussi le double sens du mot « translation » qui en français perd sa connotation de déplacement, dans l’espace autant que dans le langage (n. d. T.).
6. Notre traduction de la citation de la page 9.
7. Notre traduction de la citation de la page 14.
Références
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Barthes, Roland, 1977, « Rhetoric of the Image ». Dans Image, Music, Text. New York, Hill and Wang : 32-52.
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Cet article souligne la prolifération chaotique des « microlittératies » multiculturelles au cours des décennies depuis que le gouvernement canadien a, le premier, porté le concept du multiculturalisme sur la scène nationale depuis le milieu des années 1960. Les auteurs définissent la littératie multiculturelle en termes d’orientations définies et soutenues vis-à-vis du discours multiculturel — orientations qui se manifestent par le biais de pratiques textuelles et sociales récurrentes. Durant les années précédant 1988 et la promulgation officielle du multiculturalisme au Canada, le discours s’est prêté à des ajouts naïfs et très optimistes au cours d’une phase de développement de la littératie que cet essai décrit comme une protolittératie. Les efforts subséquents faits par le gouvernement canadien pour réduire ce discours au silence, alors même qu’il intégrait le multiculturalisme à sa politique officielle, ont frayé le chemin dans ce pays à une multiplication des littératies multiculturelles, une post-littératie qui a, durant ce processus, sévèrement fragmenté et miné le discours.
Selon les conteurs rencontrés par l’auteur dans les années 1970, les contes merveilleux sont des « histoires de traverses » ou des « histoires de misères », que la plupart avaient appris en mémorisant les « go » et les « stops » des trajectoires des personnages. Ces conteurs vivaient ces contes comme la traversée, remplie de risques et de difficultés, d’un monde imaginaire à visualiser d’un point de départ à un point d’arrivée. Ces traversées résonnaient sans doute dans leur propre vie comme leur vie résonnait dans leurs contes. Ce faisant, ils se transmettaient des récits structurés pleins d’un sens que nous ne finissons jamais d’épuiser. En marge des travaux de typologie qui aident les chercheurs à relier entre eux « tous les contes qu’il y a au monde », l’auteure s’interroge sur ce que nous pouvons apprendre en abordant de façon topographique, voire topologique, les contes qui nous ont été ainsi transmis. Elle détaille dans cet article comment le réflexe topologique qu’elle a développé en étudiant les contes nourrit maintenant son rapport au monde, de même qu’elle tente une systématisation de ce réflexe de chercheure pour qui des constellations de sens figurés et de sens propres entrent parfois en coïncidence sur de riches séquences.
Après le massacre, le 6 décembre 1989, de quatorze jeunes femmes à l’École polytechnique de Montréal, des groupes anti-violence de femmes canadiennes et une campagne, à présent internationale, d’hommes contre la violence faite aux femmes par les hommes, ont adopté un certain nombre de signes visuels (qui se remarquent) en signe de commémoration et de protestation. Les différences frappantes, sous-jacentes aux choix des hommes et des femmes, reflètent, au niveau discursif, les tensions concernant la question de savoir s’il était convenable ou à-propos que des hommes protestent contre la violence faite aux femmes. Pour explorer ces tensions, cet article utilise une méthode d’analyse rhétorique qui « cartographie » les associations entre les images des femmes et les images des hommes, situe ces associations à l’intérieur de leurs contextes particuliers et suggère quelques effets possibles de ces images et de leurs messages sur des publics variés. Tandis que certaines activistes redoutaient que le ruban blanc des hommes — plutôt que la rose des femmes ou d’autres symboles — ne domine l’imagination publique en tant que protestation généralisée contre la violence faite aux femmes, une brève campagne conjointe montrant côte à côte le ruban blanc et la rose a représenté pour les hommes et les femmes la possibilité de travailler sur et à travers les inégalités qui exacerbent les différences de genre.
Cet article décrit l’utilisation de l’approche « littératie critique » dans un cours de premier cycle en écriture académique enseigné à un groupe d’étudiants socialement marginalisés par la pauvreté et les préjugés. Dans cette approche, l’auteure demande aux étudiants d’identifier des domaines de recherche qui les intéressent personnellement en se basant sur leur propre vie pour générer des sujets significatifs, de s’engager dans un dialogue critique au sujet de leur travail, ainsi que d’écrire dans un style académique sans se couper de leur travail. Elle accueille aussi les observations critiques des étudiants sur leur propre expérience de la culture dominante et les invite à scruter le monde universitaire dans lequel ils entrent en tant qu’institution qui participe pleinement aux systèmes de privilèges et de pouvoir. D’après son expérience, la plus grande partie du travail réalisé par ces étudiants engagés dans une telle approche a démontré un degré plus élevé d’esprit critique et de construction sérieusement fondée de la connaissance qu’on ne le voit d’ordinaire dans un cours d’écriture de premier cycle. Elle argumente une analyse raisonnée en faveur de l’utilisation de cette méthode fondée sur l’autonomisation pour enseigner l’écriture académique, à l’opposé des appels à un retour aux méthodes traditionnelles, en produisant une analyse centrée sur la théorie de la littératie critique pour rendre compte de ses succès et de ses défis.
Durant l’été de 1914, une famille autochtone nord-américaine et un immigrant allemand ont réalisé (et laissé) un enregistrement de leur rencontre sur la rive de la rivière Saskatchewan Nord à Edmonton, Alberta. Il a pris la forme de deux autochromes de 5×7 pouces, photographies ¾ couleur sur plaque de verre. Cet article explore la manière dont ces fragiles autochromes rendent visible ce qui a été rarement entrevu, l’espace historique partagé par la famille autochtone et le photographe immigré à qui de la place avait été faite par traité. Peu importe le point de vue duquel on les examine, ces images se trouvent présenter l’histoire que la culture colonialiste européenne racontait sur elle-même, histoire dans laquelle autant les autochtones que les immigrants étaient parties intégrantes. Aujourd’hui, argumente cet article, ces autochromes signalent ce qui se voyait quand un immigrant et des déplacés de l’intérieur ont rencontré, et soutenu, le regard l’un de l’autre.
Cet article propose une réflexion sur la contribution de l’éducation non formelle à l’alphabétisme de jeunes adultes peu scolarisés à partir de résultats descriptifs d’une recherche ethnographique en milieux communautaires québécois, notamment dans des Carrefour jeunesse-emploi (CJE). L’auteure décrit des pratiques qui peuvent contribuer à l’alphabétisme. Elle s’appuie sur des résultats de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation des adultes (EIAA) indiquant que les activités de lecture et d’écriture de la vie courante favorisent l’alphabétisme et sur le constat de participation à des activités de préparation à l’emploi faisant appel à de la lecture et à de l’écriture de jeunes gens peu scolarisés.
Cet article décrit un projet-pilote en alphabétisation, basé dans un musée, qui s’est déroulé à Windsor, en Nouvelle-Écosse, durant l’automne 1999. L’auteure a coordonné ce projet en collaboration étroite avec un praticien local de l’alphabétisation. L’étude de Windsor faisait partie d’un projet national entrepris par l’Association des musées canadiens, financé par une bourse d’initiative en recherche stratégique du CRSHC. Le projet a attiré quatre participantes, bien que l’une d’elles l’ait quitté, pour des raisons personnelles, avant d’avoir fini sa recherche. Ces femmes ont choisi des objets comme sujets d’étude et ont reçu de l’aide pour les techniques de recherche et de documentation. En tant que discours impliquant des traditions d’expression comportementale et de vision du monde, le folklore joue un rôle important dans l’alphabétisation. Cet article examine de manière spécifique les interactions entre les participantes, leurs choix de sujets, l’environnement muséal, et signale le besoin d’une compréhension des notions de valeur, classe, genre et contextes d’utilisation dans l’évaluation de l’alphabétisation. L’article passe en revue la littérature sur le sujet, plus particulièrement les études ethnographiques sur l’alphabétisation, en mettant l’accent sur les travaux récents dans les régions atlantiques du Canada. Il discute également des aboutissements de cette étude et des orientations futures de ce type de recherche qualitative basée dans une communauté.
Cet article traite de deux questions principales : le corps et l’État. L’auteur prend le cas de figure d’un spectacle de danse qui était produit et diffusé au cours des années 1990 en Tunisie. Intitulé « Nouba », ce spectacle fournit les appuis empiriques nécessaires pour que l’idée faisant de l’État un Grand Corps et du corps un mini-État ne se limite point à la métaphore, mais s’attache plutôt à la réalité. En effet, cette idée a permis à l’auteur d’appréhender le pays et le spectacle l’un à la lumière de l’autre, tout en portant l’analyse hors des sentiers battus. Cela dit, le fait que l’article traite de la question du corps dans une société arabo-musulmane ne l’implique pas automatiquement dans la sphère des études orientalistes ou islamologiques. Autrement dit, ce n’est pas de l’interdit que l’on discute dans ce texte, mais plutôt de l’inter-dit.