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Vol. 27-2 – 2005
Regular Issue
Dans le courant de l’année 2000, habiter à Saint-Jean de Terre-Neuve signifiait vivre en territoire contesté. Les résidents de la ville se trouvaient pris à ce moment au coeur de l’intense débat relatif à la construction imminente de « The Rooms », centre de conservation plus que nécessaire pour reloger les oeuvres d’art, le musée et les archives de la Province. La décision de construire ce centre sur les ruines d’un fort du XVIIIe siècle avait scindé la communauté culturelle en deux camps : ceux qui pensaient que l’urgente nécessité de protéger adéquatement les oeuvres d’art, les artefacts et les collections de manuscrits de la province primait toute considération relative au choix du site et ceux qui ne pouvaient pas laisser passer l’ironie de l’acte consistant à détruire des ruines archéologiques au nom de la conservation du patrimoine provincial. Cette controverse créa un appel d’air où s’engouffrèrent les critiques des maladresses du gouvernement concernant d’autres problèmes et des injustices antérieures. Des sentiments violents se faisaient jour lorsque d’agréables conversations à table explosaient en chaudes disputes si quelqu’un lançait le sujet de « The Rooms ». À ce moment-là, il fallait marcher sur des oeufs, mais au milieu d’une intense couverture médiatique locale, cela s’avérait presque impossible. D’aigres désaccords au sujet de « The Rooms » scindaient les familles et divisaient les artisans du patrimoine qui avaient longtemps travaillé ensemble sur des projets de conservation. La genèse de ce numéro thématique d’Ethnologies se trouve dans ce débat au cours duquel nous avons réfléchi à nos propres négociations en ce délicat domaine.
Les articles présentés ici interpellent le concept même de géographie dans leur exploration de « lieux » aussi variés que : le centre patrimonial de « The Rooms » ; les politiques agricoles roumaines ; un festival celtique en Nouvelle-Écosse ; les boîtes balikbayan des Philippines ; les discours rivaux sur l’humanitaire au Québec ; une chambre d’hôpital en Ontario ; et les légendes contemporaines de femmes seules dans le paysage urbain. Ils démontrent que, comme l’a écrit la géographe féministe Linda McDowell,
one positive effect… of the anxiety about the meaning of place, and the understandings that globalizing forces reconstruct rather than destroy localities, has been a shift towards a more sophisticated conceptualization of the notion of locality or place itself. The commonsense / geographical notion of a place as a set of coordinates on a map that fix a defined and bounded piece of territory has been challenged. Geographers now argue that places are contested, fluid and uncertain (McDowell 1999: 3-4).
Nous faisons commencer ce numéro thématique par deux articles examinant des facettes différentes de la controverse patrimoniale qui a piqué notre intérêt en premier lieu. Dans le premier article, Peter Latta fait l’historique du débat de « The Rooms » en portant attention aux processus de décisions publiques et, en particulier, en interrogeant le rôle de la consultation du public dans les décisions gouvernementales sur les problèmes de patrimoine. Le second article à aborder le débat de « The Rooms » le fait sous un angle différent. Ici, Johanne Devlin Trew met l’accent sur la controverse pour explorer les constructions de Terre-Neuve en tant que lieu irlandais et montre comment ce discours local de lieu et place s’enracine dans deux discours rivaux de la nation terre-neuvienne : l’un républicain, l’autre fédéraliste.
L’angle se déplace d’une situation urbaine à des localisations rurales dans les deux articles suivants. Sabina Stan examine les structures de la politique agricole en Roumanie et des visions rivales du socialisme. Stan nous rappelle que notre situation conditionne notre mémoire et qu’en nous souvenant, nous regardons aussi vers l’avenir. Notre version du passé informe notre présent et notre futur et, ainsi que le soutient Stan dans le cas des fermes collectives en Roumanie, les visions du passé ne sont pas de simples reconstructions, mais également des commentaires sur les types de sociétés dans lesquelles nous voulons vivre. Adrian Ivakhiv identifie le festival international « Couleurs celtiques » de Cap Breton comme un autre site contesté de revendications historiques et géographiques. Là, identités culturelles et paysages naturels se fondent en une construction culturelle mêlant la « celticité » et l’écologie. Ivakhiv soutient que les visions de la nature et de la culture s’entremêlent en tant que produits de pratiques sociales, économiques et écologiques.
L’angle s’élargit encore, jusqu’au transnational, avec l’étude de Jade Alburo des Philippins vivant aux États-Unis. Les cadeaux qu.ils apportent aux Philippines à leurs parents et amis, connus sous le nom de boîtes balikbayan, deviennent les symboles des liens qu.ils maintiennent avec leur famille et leur patrie. Les cadeaux, de même que les souvenirs qu’ils ramènent dans leurs nouveaux foyers aux États-Unis, reflètent leurs identités parfois rivales de Philippins d’origine et de nouveaux Américains. Francine Saillant, Mary Richardson et Marie Paumier poursuivent l’exploration des questions relatives au global et au local dans leur examen des discours sur l’humanitaire. Elles présentent deux approches rivales de l’organisation humanitaire, démontrant, ainsi que le notait McDowell plus haut, comment la mondialisation peut souvent reconstruire plutôt que détruire le local.
Ce numéro thématique d’Ethnologies se termine par deux articles qui problématisent les notions d’espace public et privé. La réflexion autoethnographique d’Ian Brodie examine la décoration d’une chambre d’hôpital dans le contexte du déclin de la santé de son père mourant et des relations familiales changeantes. Enfin, en tournant son attention vers les légendes contemporaines dont les protagonistes sont des femmes seules, Diane Tye soulève la question des non-lieux, de ces espaces de la supermodernité tels que les centres d’achats et les stationnements, où les gens passent de plus en plus de temps. Elle montre que ces légendes mettent en scène les défis des femmes à la domination de l’espace public par les hommes en même temps qu’elles révèlent de puissants moyens de défense masculins.
Dans ces espaces différemment disputés, ainsi que l’écrit Adrian Ivakhiv, « les identités culturelles et les paysages naturels s’entremêlen à tous les niveaux possibles, du local au global. Ils le font à travers la technologie, les discours, les représentations et les pratiques ». Les lieux de la contestation prennent différentes formes : festivals, objets, légendes ou politiques d.État mais, de l’institution culturelle au discours culturel, les géographies parlent haut et fort de qui nous sommes et de comment nous nous percevons. De la famille, à la communauté locale, à l’État-nation, nous nous constituons nous-mêmes à travers « les histoires que nous nous racontons sur nous-mêmes » pour citer cette phrase familière de Clifford Geertz (1973). En contestant ces géographies, les individus et les groupes défient le contrôle hégémonique des discours publics et dominants qui nous disent qui nous sommes, ce qui constitue notre passé, notre genre, notre ethnicité, notre nationalité et, de manière significative, ce que sera notre avenir. Ces articles rassemblés soulèvent des questions fondamentales sur les lieux qui comptent en tant que familiers, communautaires ou domestiques et, à travers leurs analyses des contestations et négociations spatiales, leurs auteurs explorent la nature de l.appartenance. En examinant les constructions de la famille, de l’ethnicité, de la région et du genre, ils révèlent les complexités qui illustrent comment les sentiments conjoints d.appartenance et de propriété se modifient lorsque les frontières géographiques changent. Peut-être que, par-dessus tout, les études de ce volume soulignent la notion de réalités multiples. Elles soutiennent que ce n’est pas une seule histoire que nous nous racontons nous-mêmes à propos de nous-mêmes, mais plusieurs histoires.
En se basant sur les prémisses qu.un texte culturel peut avoir plusieurs sens (Geertz 1973 ; Miller 1998) et qu’une analyse de la culture traditionnelle peut fournir des occasions de débattre autant que de construire un consensus (Dégh 2001 ; Firestone 1967), les articles de ce numéro éclairent la manière dont l’expérience des lieux et les discours que les gens construisent à propos de ces lieux soulignent les dynamiques de pouvoir. Ainsi que le formule McDowell,
it is socio-spatial practices that define places with multiple and changing boundaries, constructed and maintained through social relations of power and exclusion. Places are made through power relations which construct the rules which define the boundaries. These boundaries are both social and spatial . they define who belongs to a place and who may be excluded, as well as the location or site of the experience (McDowell 1999: 3-4).
La plupart des articles de ce recueil documentent la construction de « discours-maîtres » (Latta, Devlin Trew, Ivakhiv, Saillant, Richardson et Paumier, ainsi que Tye), mais ils démontrent aussi la résistance aux discours dominants. Les discours et les pratiques populaires sont reconnus depuis longtemps pour être l’expression de contestation ou de résistance (Scott 1985 ; Radner 1993) et les articles de ce numéro démontrent clairement la manière dont les lieux sont interprétés et réinterprétés de manière fluide de façon à lier les gens non seulement à leur passé, mais aussi à leur présent et à leur futur. Toutes ces relations de terrains disputés présentées ici ont d’importantes implications pour l’avenir. Elles envisagent des changements, au niveau tant individuel que social, dans la manière dont se font les choses et dont ces processus sont compris. Depuis les réflexions sur le changement de la dynamique familiale lors d’un décès (Brodie) ou d’une migration (Alburo), aux explorations des visions de politique alternative (Devlin Trew, Saillant, Richardson et Paumier, Stan) ou des femmes dans les endroits publics (Tye), ces articles considèrent certains aspects de la culture traditionnelle en tant qu’expressions de la contestation et, parfois, de la négociation. Ce faisant, ils alimentent quelque peu l’espoir de découvrir de meilleures manières d’organiser nos vies et notre monde.
Références
Dégh, Linda, 2001, Legend and Belief. Dialectics of a Folklore Genre. Bloomington, Indiana University Press.
Firestone, Melvin, 1967, Brothers and Rivals. Patrilocality in Savage Cove. St John.s, Institute for Social and Economic Research.
Geertz, Clifford, 1973, « Deep Play. Notes on the Balinese Cockfight ». Dans Clifford Geertz (dir.), The Interpretation of Cultures. New York, Basic Books: 412-453.
________,1973, The Interpretation of Culture. New York, Basic Books.
McDowell, Linda, 1999, Gender, Identity and Place. UnderstandingFeminist Geographies. Cambridge, Polity Press.
Miller, Daniel, 1998, « Coca-Cola. A Black Sweet Drink from Trinidad ». Dans Daniel Miller (dir.), Material Cultures. Why Some Things Matter, Urbana, University of Chicago Press : 169-188.
Radner, Joan Newlon (dir.), 1993, Feminist Messages. Coding in Women’s Folk Culture. Urbana, University of Illinois Press.
Scott, James C., 1985, Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance. New Haven, Yale University Press.
L’annonce faite en 1999 par le gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador de la construction d’un complexe culturel et patrimonial de 40 millions de dollars, du nom de The Rooms, pour remplacer les bâtiments en désagrégation du musée historique, du musée des Beaux-Arts et des archives de la Province, aurait dû être accueillie avec enthousiasme. Elle s’ensuivit au contraire d’un aigre débat public qui alla presque jusqu’à faire annuler le projet. Le débat portait sur le fait que le gouvernement avait choisi un fort du XVIIIe siècle pour l’emplacement de la nouvelle construction. Cet article décrit la genèse du projet ayant provoqué ce débat public et relate les discussions au fur et à mesure que s’est développée la contestation concernant l’emplacement du bâtiment. La controverse de The Rooms et les évènements qui y ont mis fin illustrent puissamment l’importance de la consultation du public dans les prises de décision gouvernementales en matière de patrimoine. Ce débat démontre aussi fortement la manière dont différents groupes d’intérêt revendiquent compétence et autorité sur les questions de conservation et d’interprétation du patrimoine.
Les Irlandais de Terre-Neuve ont développé leur culture et leur identité au cours des trois derniers siècles dans le contexte de l’évolution politique de l’île, qui est passé du statut de territoire indépendant à celui de colonie britannique puis à celui de province canadienne (depuis 1949). La chanson, la danse et le dialecte de Terre-Neuve déploient des traits irlandais manifestes et ont joué un grand rôle pour ce qui était de vanter la province sur le marché du tourisme. De récentes unitiatives du gouvernement pour forger des liens avec l’Irlande du « Tigre celtique » et revivifier ainsi un réseau atlantique puissant dans l’imaginaire, ont elles aussi contribué à la notion « d’irlandité » dans la culture terre-neuvienne. Cependant, l’évocation de Terre-Neuve comme lieu irlandais a toujours été contestée (et continue de l’être), ce fait étant plus apparent dans le discours local du lieu et de l’espace qui se fonde sur les deux grands récits dominants de la nation terre-neuvienne : le récit républicain et le récit confédéré. L’auteure illustre la manière dont ce discours spatial contesté a récemment refait surface sur le terrain disputé de The Rooms, le nouveau foyer du musée historique, du musée des Beaux-Arts et des archives de la province de Terre-Neuve.
Cet article se penche sur les visions positives du socialisme qui ont circulé en Roumanie après la chute du régime socialiste, en proposant de les aborder dans une perspective qui rende compte de leur capacité heuristique et de leur inscription dans des processus sociaux. En partant du discours développé par les cadres agricoles, l’auteure met en évidence la manière dont la mémoire du socialisme s’enracine dans l’expérience concrète des acteurs et la façon dont elle se constitue comme un commentaire des transformations sociales et économiques postsocialistes.
Cet article repense la relation entre identité culturelle et paysage au moyen de l’examen postconstructiviste, « multiculturel, politique et écologique », du festival international « Couleurs celtiques » de Cap Breton. L’auteur considère le festival comme une intervention à plusieurs niveaux : en tant que partie d’un ensemble de contrastes et de contestations au moyen desquels les habitants de Cap Breton articulent leurs identités et leur patrimoine ; en tant que medium au moyen duquel la « celticité » est formée et formulée en discours culturel transnational ; en tant qu’élément d.une stratégie des entrepreneurs insulaires destinée à donner à Cap Breton une place centrale dans les flux mondiaux du tourisme ; et en tant que lien discursif, consistant à rendre attractif un paysage nordique relativement froid au moyen de l’agréable imagerie des feuilles d.automne et d.un relief évocateur des Highlands. En cours de route, celle qui fut un jour la plus industrialisée des Provinces atlantiques peut aujourd.hui se targuer d’exprimer l’harmonie entre la « nature » et la « culture ».
Les boîtes balikbayan (du tagalog balik, revenir et bayan, ville ou pays), qui contiennent surtout des pasalubong, ou cadeaux, pour les parents ou amis, sont littéralement des éléments de base de l’existence transnationale de nombreux Philippins et en sont venues à représenter les balikbayans, ou ceux qui reviennent, eux-mêmes. En utilisant les concepts des rites de passage et de la dialectique du don, de la réciprocité et de la reproduction, cet article considère les boîtes balikbayan comme des métaphores du dédoublement expérimenté et ressenti par beaucoup de Philippino-américains de la première génération. Il présente la préparation des boîtes comme une allégorie des liens qu’entretiennent les Philippino-américains avec ceux qui restent aux Philippines. En considérant ces boîtes comme l’un des « lieux » de l’identité des balikbayans, il met l’accent sur le statut liminal qu’ont les membres de cette première génération de Philippino-américains, à la fois dans leur pays d’origine et dans leur pays d’adoption.
Cet article présente une perspective théorique adoptée pour aborder l’humanitaire en anthropologie. La proposition s’appuie sur une vision du travail humanitaire centrée sur les acteurs et le sens de leurs actions, sur le caractère polysémique et multisite du phénomène, sur l’importance accordée aux points de vue de la base et des acteurs de terrain plutôt qu’aux planificateurs. Deux projets sont présentés avec leur méthodologie respective, montrant d’un côté la possibilité offerte par ce que nous pourrions appeler « l’humanitaire chez soi », soit l’action des organismes canadiens et québécois d’accueil des réfugiés, et l’humanitaire chez l’autre, soit l’action d’un organisme international et transfrontières (Handicap International) et ses liens avec une ONG brésilienne (Vida Brasil) dans le domaine du handicap. Des exemples sont ensuite apportés pour saisir le caractère heuristique de l’approche.
Dans cet article, l’auteur réfléchit à la signification des objets apportés dans la chambre d’hospice de son père au cours des huit dernières semaines de sa vie. Les objets et le choix de leur emplacement étaient sans cesse renégociés tandis qu’il traversait les divers stades de la maladie — du plus au moins de douleur, d’appétit, de liberté de mouvement, de lucidité, tandis que sa mort inéluctable connaissait des échéances variables. Le père de l’auteur n’avait pas de contrôle direct sur la présence ou l’absence des objets et peu de contrôle sur le choix de leur emplacement, si bien que sa chambre devint un lieu de contestation polie entre les diverses parties en présence qui l’aidaient dans ses derniers jours.
Cet article explore la tension entre les efforts que font les femmes pour trouver du temps pour elles-mêmes et les forts préjugés de la culture traditionnelle à l’égard des femmes passant du temps seules. En se basant sur vingt-et-une légendes contemporaines du site Internet Snopes (http://www.snopes.com) qui met en scène des protagonistes féminines solitaires, il argumente le fait que ces récits représentent une contestation sexuée de l’espace public. Se déroulant dans des voitures, des hôtels, des centres commerciaux et dans le cyberespace, endroits que le sociologue Marc Augé (1995) appelle des « non lieux », ces légendes préviennent les femmes des dangers qui les guettent si jamais elles s’aventurent toutes seules dans le monde. En remettant en question le lieu d’appartenance des femmes, cet article parle des défis féminins à la domination masculine des espaces publics, tout en révélant en même temps de puissantes défenses masculines.
La robe de mariée est peut-être l’un des objets les plus hautement symboliques de la cérémonie contemporaine du mariage. Chargée d’images de sexualité et de féminité, la mariée véhicule de multiples messages à travers la couleur, le style et les ornements qu’elle choisit pour sa robe. La robe en elle-même est un instrument de communication et de performance en tant qu’objet signifiant de culture matérielle dans le cadre de la coutume du mariage. Cet article examine la robe de mariée en contexte nord-américain à travers l’expérience de Nancy Harris, couturière. L’auteure discute des luttes de la mariée lorsqu’elle doit négocier avec sa famille, ses amis et les conventions sociales, tout en s’exprimant elle-même à travers le choix de sa robe.