Volume 28-1

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Vol. 28-1 – 2006

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Carlo A. CÉLIUS

Introduction

Passé, présent, futur : ainsi s’organise, apprend-on, la successivité du temps ; ainsi s’est structurée notre perception du temps. Et sur cette représentation triadique ont été édifiés des découpages disciplinaires. Le passé à l’histoire, le présent à l’ethnologie1; diachronie versus synchronie induisant des approches méthodologiques différentes, dont les apports sont loin d’avoir été (et d’être encore) négligeables, quoique relevant d’un logos eurocentrique légiférant, en position de crête, sur une construction pyramidale des mondes : l’histoire aux uns (sociétés plutôt « chaudes »)2, l’ethnologie aux autres (sociétés disons, « froides »).

Mais les réinventions de l’histoire-discipline n’en font pas toujours « la science » du passé. En 1971, à l’heure du structuralisme triomphant, au grand dam des gardiens du temple de la corporation historienne, Paul Veyne affirmait qu’il n’y a pas de science de l’histoire. « Les historiens, et cela n’a pas changé depuis deux mille deux cents ans, racontent des évènements vrais qui ont l’homme pour acteur » (Veyne 1971 : 10). On pourrait certainement en dire autant d’autres disciplines, surtout que « le passé » est ici évacué. En tout cas, la rupture est certaine avec l’ivresse scientiste qui s’emparait de l’histoire depuis le XIXe siècle ainsi qu’avec la grande mission dont celle-ci avait été chargée, au moins par Jules Michelet, à savoir la « résurrection intégrale » du passé. Déjà au temps de Thucydide, qui théorisa l’impossibilité d’une véritable histoire du passé, on se souciait davantage du présent. Aujourd’hui, non seulement les historiens reconnaissent-ils que l’histoire, l’écriture historienne, quelle que soit la période étudiée, répond aux impératifs du présent, mais la discipline voit aussi se constituer et se développer « l’histoire du temps présent » (voir, entre autres, Chauveau et Tétart 1992 ; Frank 1993).

Quant à l’ethnographie et à l’ethnologie (dite aussi anthropologie sociale et culturelle, selon l’appellation anglo-saxonne), ne s’occupent-elles vraiment que du présent ? Curieusement, le présent ethnographique a été, ou est peut-être encore, conçu comme « le passé » de l’autre ; paradoxe qui sauve la classification hiérarchisante des mondes et, avec elle, la conception homogène du temps. Puisque, dans une telle perspective, on ne conçoit pas la coexistence possible des temporalités, la contemporanéité des uns et des autres devient impensable, bien qu’attestée (mais non acceptée) par « l’autre du dedans » confié aux folkloristes, à « l’ethnographie et à l’ethnologie du proche ».

Le structuralisme anthropologique semble avoir poussé jusqu’à son ultime conséquence la distinction disciplinaire fondée sur la distance temporelle, tout en prétendant, toutefois, procéder à une déhiérarchisation en mettant, par exemple, « à égalité, sur le même plan, la pensée des peuples sans écriture et celle des peuples dits civilisés » (Lévi-Strauss dans Massenzio 2002 : 19-20). Claude Lévi-Strauss rappelle que c’est l’objectif qu’il poursuivait en écrivant La pensée sauvage (1962) et Le totémisme aujourd’hui (1962/1965), deux ouvrages indissociables qui annoncent sa tétralogie, Mythologiques. Son oeuvre présente « un caractère exemplaire et constitue le modèle, ni fonctionnel, ni génétique, ni historique, mais déductif le plus frappant qu’on ait utilisé en une science humaine empirique » (Piaget 1968 : 90). Postulant le primat de l’intellect sur le social, il cherche, derrière les relations concrètes, la structure sous-jacente et inconsciente par le biais d’une construction déductive de modèles abstraits. D’où un point de vue résolument synchronique. En 2000, Lévi-Strauss redit le principe d’immanence quicaractérise le paradigme de ce structuralisme statique. Rappelant sa fascination pour ce qu’il considère être l’apport fondamental de Freud, à savoir la possibilité de comprendre de façon rationnelle des choses qui semblent totalement irrationnelles, il précise avoir été gêné « par tout ce que la psychanalyse introduisait de contenus ». Aussi a-t-il été « amené à concevoir l’activité inconsciente de l’esprit comme une activité qui consiste non pas tant en des souvenirs antérieurs, ou postérieurs à la naissance, qu’en des règles de fonctionnement — et c’est ce que la linguistique m’apprenait », ajoute-t-il (Lévi-Strauss dans Massenzio 2002 : 17).

Dans Le totémisme aujourd.hui — on notera l’insistance à marquer une différenciation temporelle ; le totémisme ne serait donc pas que d’aujourd’hui —, Lévi-Strauss explique que « les coutumes sont données comme normes externes, avant d’engendrer des sentiments internes, et ces normes insensibles déterminent les sentiments individuels, ainsi que les circonstances où ils pourront et devront se manifester » (Lévi-Strauss 1965 : 101). Jean Piaget observe que ces normes tiennent à des « structures » permanentes, faisant apparaître, dès lors, le synchronisme comme l’expression d’un diachronisme invariant. L’histoire n’est donc pas abolie, ce n’est pas le but de l’auteur ; cependant, là où il introduit des changements, il s’agit encore de « structures », mais diachroniques3. Dans le même ouvrage, une citation d’un passage de Rousseau, approuvé par l’auteur, sur l’usage primitif des tropes (Lévi-Strauss 1965 : 146) évoque une « forme première de la pensée discursive ». Comme le souligne encore Piaget « « première » implique une suite ou au moins des niveaux ; et si la « pensée sauvage » est toujours présente parmi nous, elle constitue cependant un niveau inférieur à la pensée scientifique4 : or, des niveaux en hiérarchie impliquent des stades dans la formation » (Piaget 1968 : 97). Piaget débusque bien des failles dans la conception du synchronisme statique à partir de son épistémologie génétique (1968 ; 1970 ; 1988), nullement incompatible avec la méthode structuraliste.

En fait, Claude Lévi-Strauss entend débarrasser l’ethnologie, ou l’anthropologie sociale et culturelle, des relations ambiguës qu’elle entretenait, selon lui, avec l’histoire à travers l’évolutionnisme, le diffusionnisme et le fonctionnalisme (Lévi-Strauss 1958 : 9-39). L’opération vise à asseoir l’hégémonie d’une discipline sur l’autre. D’où l’assignation d’une place bien circonscrite à l’histoire qui est simplement « indispensable pour inventorier l’intégralité des éléments d’une structure quelconque, humaine ou non humaine. Loin donc que la recherche de l’intelligibilité aboutisse à l’histoire qui serve de point d’arrivée, c’est l’histoire qui sert de point de départ pour toute enquête à condition d’en sortir » (Lévi-Strauss 1962 : 347-348). L’auteur admettra, toutefois, que l’histoire ne saurait avoir une fonction auxiliaire, car c’est à elle qu’il convient de recourir en priorité dès lors qu’il s’agit d’étudier les infrastructures5. Et il concluait son retentissant article « Ethnologie et histoire » (1949)6 en ces termes :

Jusqu’à présent, une répartition des tâches, justifiée par des traditions anciennes et par les nécessités du moment, a contribué à confondre les aspects théorique et pratique de la distinction, donc à séparer plus qu’il ne convient l’ethnologie et l’histoire. C’est seulement quand elles aborderont de concert l’étude des sociétés contemporaines qu’on pourra pleinement apprécier les résultats de leur collaboration et se convaincre que, là comme ailleurs, elles ne peuvent rien l’une sans l’autre (1958 : 39)7.

Lévi-Strauss demeure une grande figure des études américanistes, selon les spécialisations par « aires géographiques » dites aussi « aires culturelles » (Segalen 2001). Cette spécialité a pour objet « les Indiens », les « Indigènes d’Amérique » (Erikson, Galier et Molinié 2001 : 203-237). Bien qu’elle porte sur les Amériques, elle n’englobe pas « l’anthropologie afroaméricaniste » — oubliée d’ailleurs par certains manuels, comme celui préparé sous la direction de Segalen — qui étudie la population d’ascendance africaine essaimée, tout compte fait, de la traite atlantique aux mouvements migratoires contemporains, sur l’ensemble du continent américain (Chivallon 2004 : 66-68). Ce courant de recherche s’est constitué entre la fin du XIXe siècle et les années 1950, avec, entre autres, les travaux de Raymundo Nina Rodrigues (Brésil), Arthur Ramos (Brésil), J. C. Dorsainvil (Haïti), Jean Price-Mars (Haïti), Fernando Ortiz (Cuba), Lydia Cabrera (Cuba), Melville Herskovits (États-Unis), Roger Bastide (France), Gonzalo Aguirre Beltran (Mexique), Arboleda Llorente Colombie), Aquiles Escalante (Colombie), Rogerio Velásquez (Colombie). Plus récemment (2003), Edouardo Restrepo a offert une analyse critique de l’approche afroaméricaniste en Colombie, en examinant son modèle conceptuel et explicatif, son cadre méthodologique et ses stratégies narratives. On notera que des données incontournables se sont imposées à cette anthropologie : la traite atlantique, le passé colonial et esclavagiste, les modalités de contacts, les formes d’appropriations, de réélaborations et de survivances culturelles, le rôle et le fonctionnement des mémoires, la coexistence de populations de différentes provenances (Restrepo 2003 : 87-123). Difficile, dans ces conditions, d’honorer le contrat de différenciation disciplinaire fondée sur la coupure temporelle. Cela n’a d’ailleurs jamais pu être possible en ce qui concerne la Caraïbe, par exemple, qui est pourtant l’un des lieux fondateurs de l’anthropologie (Hodgen 1964 ; Pagden 1982 ; Trouillot 1992) en ce qu,elle fut la première zone de contact des Européens avec le Nouveau Monde. Du fait même de ce contact (ou ces contacts) qui a (ont) reconfiguré la région en un espace constitutivement hétérogène et inscrit dans de rapides transformations continuelles, certains postulats de base de l’anthropologie/ethnologie devenue discipline, comme la pureté et l’anhistoricité, y ont toujours été introuvables. Aussi la région a-t-elle pu apparaître « undisciplined » (Trouillot 1992).

Aujourd’hui la ligne temporelle est bien relâchée là où elle avait été tendue. Surtout que la spécificité de l’anthropologie/ethnologie a été mise en cause à tel point que, au début des années 1980, on a parlé d’une crise de la représentation et de l’autorité ethnographiques. L’histoire, elle aussi, serait entrée en crise (Noiriel 1996). On assiste à un double mouvement d’hyperspécialisations et d’effritement des frontières disciplinaires, qui porte des chercheurs à suggérer et même à oeuvrer à une intégration transdisciplinaire. Immanuel Wallerstein (1995 [1991]) prône l’établissement d’un pôle de sciences sociales historiques incluant ethnologie, histoire, sociologie, sciences politiques, etc., au nom de leur appartenance commune au discours anthropologique (au sens général, kantien si on préfère, de discours sur l’homme). Quoiqu’il en soit, un vaste mouvement de réaménagement, de reconfiguration, est à l’oeuvre qui force à repenser, au sein même des disciplines établies, de manière parfois transversale, les modes d’approche, les appareillages conceptuels, les constructions théoriques, sur les ruines des pensées unitaires, unifiantes, totalisantes ; il devient impératif de prendre en compte la complexité des choses, les discontinuités, les hétérogénéités, les temporalités et leur coexistence, les rencontres inattendues, improbables, les juxtapositions, les fusions, les bricolages, les compositions/recompositions sociopolitiques, identitaires. On est comme sommé de répondre enfin à une vieille recommandation de Gaston Bachelard, « de pluraliser nos concepts ».

Il est assez significatif que la question des rapports au passé soit au coeur de ce grand réaménagement. On l’observe jusque dans la relecture des mouvements de pensée de la Grèce ancienne, socle sur lequel reposaient certaines cristallisations disciplinaires. Il en ressort qu’en dépit de ce qui a pu être dit, les Grecs sont venus tard sur la scène de l’historiographie, par rapport aux Égyptiens et aux Mésopotamiens (Hartog 1999). Ils n’ont donc pas inventé l’historiographie. Mieux, chez eux, l’histoire (historiê) est loin d’avoir été un genre, une discipline, encore moins une profession, mais tout simplement un type de discours parmi d’autres et de surcroît mineur, auquel Aristote, dans son encyclopédie du savoir, n’a assigné aucun lieu autonome, le réduisant, au contraire, à un rang de connaissance auxiliaire, au service des autres sciences (technai), comme la dialectique, la rhétorique ou la politique (Aristote, RhétoriqueI, 4, 1360a ; Poétique, 9, 1451b : 1-5). Toutefois, ce sont les Grecs qui font advenir l’historien comme figure « subjective », « comme sujet écrivant » (Hartog 1999 : 17)8. Mais ils « disposaient, sans l’aide des historiens, de tout le savoir sur le passé dont ils avaient besoin » (Finley 1981 : 35), d’un creuset de récits (logoi, puis muthoi), de traditions orales (akoai), qui circulaient et se transmettaient, avant la venue d’un Hécatée de Milet (Bertelli 1998), inaugurant le temps des transcriptions et des révisions critiques de la tradition, au nom du vraisemblable, d’où sortiront des formes plus ou moins savantes : Généalogies, Archéologies, Récits de fondations, puis toutes les formes de l.érudition antiquaire. Contrairement à une doxa encore vivante, on ne décèle rien en ce temps-là qui serait une sorte de rupture fondatrice du mythe d’avec l’histoire, inaugurant un passage à la raison. Une telle séparation n’étant pas confirmée par les recherches récentes (Bouvier et Calame 1998), on en est venu à se demander si l’absence constatée d’une théorie organique et générale de l’historiographie ne serait pas aussi « une conséquence de cette liberté de faire vivre les « mythes », au détriment d’une fixation définitive de l’histoire archaïque » (Bouvier 1998 : 151). En tout cas, « dans la mesure où le discours sur le passé n’appartient à personne, on voit les penseurs s’approprier les prérogatives de dire le « vrai passé » en recourant à des stratégies diverses. Ce qui implique qu’il n’y a pas seulement réinvention du passé mais aussi redéfinition continuelle du statut et du rapport au passé » (151). « D’un auteur à l’autre, on voit ainsi redéfinies les compétences des différentes formes de discours »  (152). En fin de compte, « entre poètes, historiens et philosophes antiques, la discussion est constante : parce que les visées des différentes formes de discours ne sont jamais définitivement établies ni clairement établies » (153).

Hier comme aujourd’hui, ici comme ailleurs, « le discours sur le passé n’appartient à personne ». Pour mieux le comprendre, il y a lieu, si ce n’est encore fait, de se dessaisir de l’illusion entretenue par le singulier qui s’impose dans la manière d’énoncer cette modalité constructive du temps. Le dictionnaire ne s’embarrasse pas à préciser que le substantif ne supporte pas la marque du pluriel ; pourtant, en vain chercherait-on les passés, des passés, dans les exemples qu’il fournit. Cette contrainte grammaticale, non explicitée, façonne et/ou entretient une représentation homogène, unifiante et même figée des expériences vécues. Peut-être a-t-elle facilité la tâche au discours historien qui est parvenu à s’instituer comme la principale, si ce n’est (ou ne fut) la seule instance légitime à répondre du passé, alors qu’il n’est qu’une des formes de rationalisation des aspects du passé. Et cette discipline, parce qu’elle « historicise », a sans doute contribué à maintenir une méprise, à savoir que « le passé » est toujours ou doit être toujours « bien passé ». Or les expériences vécues, incommensurables, subsumées sous cette catégorie englobante du « passé », ne procèdent guère de cette logique. Que l’on jette un regard sur une ville, l’on perçoit des restes de périodes antérieures participant à la configuration d’ensemble du paysage urbain. Que l’on consulte Freud, l’on apprend que l’enfant en nous est encore là, que des traumatismes subis continuent d’agir, que des traces oubliées surnagent. Que l’on se penche sur les langues, sur les usages des mots,sur la création plastique, les sédimentations inscrites dans leur être-là se révèlent. Un objet créé, offert à notre contemplation ici et maintenant, est un déjà-là, produit d’une expérience sensible réalisée. Les exemples sont innombrables, attestant que « le passé » est en nous, avec nous, autour de nous, aussi bien en tant qu’individu qu’en tant que collectivité. Nous le portons, visible et invisible, manifeste ou latent, enfoui ou révélé. Il participe de la structure sémiotique de notre présent comme de notre devenir. « Le passé » n’est donc pas seulement et toujours derrière nous ; nous sommes face à lui et il nous fait face. Tout le problème est de savoir comment travaille ce face-à-face.

Quel champ discursif est à même de prétendre à une compétence exclusive sur un tel sujet ? Lequel peut circonscrire les problématiques de la mémoire, du patrimoine, du mythe, de la légende, de la généalogie, de l’imaginaire, des représentations ? De même que la possession ou les « traditions » ne sauraient être l’apanage exclusif des ethnologues — pensons notamment aux travaux d’historien de Michel de Certeau (1970, 1982, 1987, 1990) —, de même la mémoire préoccupe des domaines aussi variés que l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire de l’art, la neurologie, la psychanalyse, la critique littéraire.

Ce sont autant de considérations qui ont motivé la conception de ce numéro. Le propos a d’abord été expérimenté lors d’une rencontre organisée le 24 février 2004, sous le titre « Connaissances et usages du passé. Haïti-Québec »9. Un groupe, volontairement restreint et multidisciplinaire, avait été convié à s’interroger sur ce qui spécifie connaissances et usages du passé ainsi que sur la nature de leurs relations, à travers l’étude de la mémoire, du patrimoine, de l’historiographie et de l’enseignement de l’histoire, en comparant des situations en Haïti et au Québec. La démarche présentait la particularité de se focaliser sur une problématique encore peu explorée dans le champ des études haïtiennes. Aussi se voulait-elle exploratoire. Elle visait à esquisser un premier état des lieux afin de dégager des pistes de recherche en s’efforçant de suggérer des approches et des orientations théoriques possibles. D’où l’importance de la confrontation avec les recherches déjà menées ou alors en cours au Québec. Étaient invités des chercheurs travaillant sur Haïti (à partir d’Haïti, d’Europe et du Québec) ainsi qu’un écrivain d’origine haïtienne vivant au Québec. Chaque communication était longuement commentée par un chercheur travaillant au/ou sur le Québec sur le thème correspondant, chargé d’apporter le point de vue comparatif.

Cette publication ne constitue pas à proprement parler les actes de cette rencontre. D’ailleurs seuls deux des intervenants y contribuent, Maximilien Laroche et Lyonel Icart, le premier avec le texte de sa communication et le second avec une étude traitant d’un tout autre sujet. C’est dire qu’il s’agit davantage d’explorer une voie que de fixer un état de réflexion. D’où l’appel à de nouveaux collègues, spécialistes de littératures, ethnologues, historiens et sociologues, dans le même esprit de confronter les compétences discursives relatives au passé.

Lyonel Icart extrait d’une vaste recherche historienne en cours sur les relations entre le Québec et Haïti des éléments susceptibles de donner une vue d’ensemble de la présence des Haïtiens dans la province. Il établit l’ancienneté des relations, dégage les différentes phases de l’immigration haïtienne et les principales caractéristiques sociologiques de chacune d’elles. Il analyse les modes d’intégration des immigrés, en en évaluant les réussites et les échecs. Il met en relief leurs apports à la société d’accueil et les représentations actuelles que celle-ci entretient d’eux. L’étude fournit des bases interprétatives à des événements conjoncturels comme la nomination d’une gouverneure générale d’origine haïtienne ou l’implication du Canada dans la situation politique actuelle en Haïti.

Icart propose une histoire de la communauté haïtienne de Québec à elle-même, à la province ainsi qu’à l’historiographie d’Haïti en général. Cette étude vient rappeler la nécessité d’une systématisation des travaux sur les différentes communautés de la diaspora haïtienne10, estimée à entre trois et quatre millions de personnes pour une population interne de huit millions. S’élabore là certainement un faisceau de « cultures de diaspora » (Bordes-Benayoun et Schnapper 2006) sur lequel il convient de se pencher. « Sans préjuger des attitudes collectives à venir, écrit Sébastien Joachim, il est permis d’envisager toute une gamme de possibilités allant de l’adhérence à la mère, à la matrie ou la mère patrie, c’est-à-dire à la sacralisation de cette instance, au ressentiment déclaré quand ce n’est pas à une ironie désinvolte ou à un parti pris d’ignorance à cet égard. Quoi qu’il en soit, nous verrons qu’en fin de compte, avec le temps, triomphera une relation avec l’origine complexe mais assez sereine, faite de proximité-distance » (Joachim 2004 : 190). En attendant, les impacts de cette migration sur le pays sont déjà loin d’être négligeables, au point de porter l’un des récents gouvernements à prendre l’initiative de considérer l’espace diasporique haïtien comme un nouveau département du pays et à instituer un ministère des Haïtiens vivant à l’étranger. Cette diaspora, multiforme, semble s’imposer comme « une entité » incontournable à l’ère de la redéfinition du modèle social haïtien (Célius 1998a ; 1998b ; 2000) ouverte à partir de 1986. Son poids économique est considérable. Ses transferts privés d’argent sont passés de 256 millions en 1997 à 650 millions de dollars américains en 2002, équivalant à 19 % du PIB selon une estimation de la Banque mondiale et ils atteindraient aujourd’hui les 900 millions (estimation officielle des autorités haïtiennes), contribuant ainsi à maintenir l’économie du pays sous perfusion. Nombre de personnalités de cette diaspora s’invitent aux débats politiques internes, incitant à penser ou à repenser (par rapport aux dispositions légales en vigueur, comme le refus de la double nationalité) la nature possible de telles implications. Vu sous un autre angle, l’espace diasporique offre la possibilité d’un regard distancié, donc critique, renouvelé sur le pays. On y acquiert des compétences qui pourraient être potentiellement mises au service du pays. S’y développe une production intellectuelle, artistique et littéraire, offrant des modèles de réussite, proposant de nouvelles grilles de lectures, de nouveaux choix esthétiques susceptibles d’influer sur la vie culturelle interne.

Icart signale des écrivains ayant oeuvré et oeuvrant au Québec, Émile Ollivier, Dany Laferrière, Anthony Phelps, Serge Legagneur, Joël des Rosiers, Stanley Péan… D’autres se font connaître aux États-Unis, donnant naissance à une littérature de la diaspora haïtienne en langue anglaise. Ainsi surgit un élément nouveau par rapport à un long débat portant sur la langue à utiliser pour mieux exprimer l’haïtianité : le français, le créole ou les deux. Cette nouvelle donne n’exclut en rien la poursuite du combat, au sein de la diaspora, y compris et surtout aux États-Unis, pour la valorisation du créole, pour la densification de la production écrite dans cette langue. Une diaspora anglophone, créolophone ou non, se développe, invitant à opérer un déplacement dans les discussions de nature identitaire jusque-là polarisées sur le couple créole/français. Impossible d’évacuer le problème parce que, justement, cette diaspora anglophone travaille la question identitaire tout en étant travaillée par elle ; parce que, plus globalement, l’expérience diasporique implique des rapports au passé du pays de départ, exprimés souvent, explorés à travers des oeuvres de fiction, comme l’exemplifient celles de l’écrivaine new-yorkaise Edwidge Danticat.

Un de ses romans, The Farming of Bones (1998), traduit chez Grasset sous le titre La récolte douce des larmes (1999), est analysé ici par Martin Munro. L’oeuvre revisite le massacre, en 1937, de 20 000 Haïtiens, coupeurs de canne et domestiques, dans la République dominicaine voisine. Un traumatisme de plus, pour la société haïtienne, souligne Munro, qui scrute la manière dont Danticat expose ses effets sur l’individu et sur la collectivité, identifie ce qu’il détruit et les nouvelles structures et sensibilités qui en émergent. Munro observe que, si les auteurs haïtiens, contrairement à ceux d’autres sociétés de la Caraïbe, abordent peu ou presque pas le thème de l’esclavage, le traumatisme de 1937 revient quelquefois sous leur plume. Ainsi Danticat remue la mémoire littéraire haïtienne et entre en dialogue avec des auteurs comme Jacques Stephen Alexis, plus particulièrement avec son célèbre roman Compère Général Soleil. Chez elle, comme chez Émile Ollivier, l’exil devient un lieu, un espace à partir duquel il est possible de réévaluer les traumatismes en dépit des dimensions indicibles qu’ils recèlent. Elle se distingue toutefois des auteurs haïtiens auxquels elle se réfère ou que son oeuvre évoque par son écriture fragmentée, un style en parfaite concordance avec la perturbation de la mémoire individuelle provoquée par un traumatisme. Munro y perçoit aussi, au-delà d’une fluidité narrative, une disjonction délibérée de deux moments, le passé traumatisant et le présent traumatisé, au travers desquels l’auteure parvient à évoquer d’autres expériences connues par un pays toujours en proie à des secousses interminables empêchant les promesses de la Révolution de s’accomplir.

Le roman relève selon Munro de ce que Blanchot appelle l’écriture du désastre. Registre dans lequel se situerait aussi bien Voyage dans le nord d’Haytiou Révélations des lieux et des monuments historiques, publié en 1824, aux Cayes, en Haïti, par un auteur un peu oublié, Hérard Dumesle. Un tel rapprochement est autorisé par l’analyse effectuée par Carl Hermann Middelanis de cet ouvrage, un récit de voyage à travers une société en ruines contrainte de chercher à relever le défi de la reconstruction. Dumesle traduit cette situation par un récit polyphonique, non linéaire, expérimental. Il le construit à partir des bribes, des restes, des fragments, en cherchant à concilier la tradition orale populaire et la tradition philosophique et stylistique européenne, en charriant des débris de discours révolutionnaires, en travaillant des traces de la violence des despotismes vaincus et dominants. Il en résulte une oeuvre inclassable, où s’entremêlent souvenirs personnels, témoignages, faits attestés, envolées lyriques, observations ethnographiques, citations ou reprises adaptées d’auteurs européens, considérations polémiques ; une écriture en parfaite concordance avec les ruines laissées par les guerres à une société encore désunie, « où la mémoire n’a pas encore trouvé une forme fixe ». L’auteur transgresse les limites établies entre les genres, les modes de narration et, surtout, la distinction aristotélicienne entre le vrai et le vraisemblable, entre l’histoire et la littérature. En cela, Dumesle préfigure bien des oeuvres et des débats contemporains en littérature, mais aussi en histoire, notamment ceux menés au XXe siècle sur la valeur du témoignage oral ; un débat, d’ailleurs, soulevé par la génération d’historiens haïtiens qui lui est postérieure, en l’occurrence les principaux représentants de l’école haïtienne d’histoire apparue vers le milieu du XIXe siècle. En effet, Beaubrun Ardouin et Saint-Rémy entendent se différencier de Thomas Madiou à qui ils reprochent de s’être trop fié aux témoignages des vétérans contrairement à eux qui ont consulté des sources écrites conservées dans les archives parisiennes. En réalité, les trois historiens ont recouru aux témoignages oraux sans jamais oublier de porter des jugements moraux sur leurs informateurs.

Entre la société coloniale esclavagiste détruite et la nouvelle société en construction, il y a un moment de fondation ou de refondation, celui de la proclamation de l’indépendance. Jean François s’interroge sur ce moment en se penchant sur l’acte performatif qui l’a institué : l’Acte de l’indépendance11, qui inaugure, selon ses termes, l’action d’habiter la terre en ceci qu’il signe l’entrée dans le monde d’un nouveau groupe d’hommes, longtemps rangé dans la catégorie du bétail. L’auteur mobilise les ressources de la grammaire modale de Jean-Claude Coquet, phénoménologie appliquée à la linguistique et à la sémiotique, pour conduire sa démonstration. En cherchant à cerner l’univers de signification à partir de l’histoire transformationnelle des actants, il analyse comment s’est construit, dans ce texte, la rupture avec le Code noir, avec l’Autre, colonisateur, pour s’établir Soi-même sur la terre, réalisant « un désir non encore catalogué comme naturel, celui de signer son humanité ». Ce texte revêt une valeur inaugurale qui ouvre la voie à l’application de nouvelles méthodes d’analyse aux documents relatifs au passé d’Haïti.

Jean François débute son article par un constat : dans son parcours d’écolier haïtien, il n’a jamais eu l’occasion de lire l’Acte de l’indépendance, dont l’existence a été, selon lui, occultée ou supplantée par une parole de Boisrond-Tonnerre qui lui a valu d’être le rédacteur et l’énonciateur de la version officielle du document. L’auteur décèle là la preuve de la prégnance de l’oralité au sein même de l’institution chargée d’organiser les connaissances sur la base de l’écrit, qui serait alors renvoyé aux archives. C’est cette oralité que Dumesle a cherché à concilier avec la tradition philosophique et stylistique européenne, initiant le débat sur son statut dans l’écriture de l’histoire. Maximilien Laroche, qui n’a jamais cessé d’interroger cette problématique oral/écrit dans l’espace littéraire d’Haïti (voir notamment Laroche 1963, 1981, 1987, 1991, 2002)12, examine à nouveau les relations entre ces deux modalités discursives. Il part, comme Jean François, d’un souvenir personnel lié à l’école, au hiatus entre l’apprentissage en classe et l’expérience personnelle de découverte des traces d.écriture, à travers un document authentique portant la signature de Jean-Jacques Dessalines, le Général en chef, l’homme de la proclamation de l’indépendance, devenu héros national. Laroche s’interroge à partir de la disparition de ce document ainsi que du musée où il était conservé. Comme en écho à l’idée d’un pays en état permanent de ruines, l’auteur soutient qu’il y aurait, chez les Haïtiens, une hâte et même une rage de destruction du passé dues à une propension à l’oubli. Paradoxe : « les Haïtiens oublient leur passé plus qu’ils ne s’en souviennent », alors que « tout au fond de leur âme, leur conscience baigne dans les souvenirs ». Dès lors, les voies à emprunter pour l’analyse sont celles de l’entrelacement de la mémoire et de l’oubli et de leur relation avec le rêve. Ce que permettent trois chansons issues de l’univers de l’oraliture haïtienne.

Laroche nous interpelle sur un possible phénomène d’amnésie générale qui frapperait sans cesse la société haïtienne. Les destructions récurrentes constatées, qui s’apparentent à des formes de violences ritualisées, seraient pour lui des conséquences d’un oubli provoquant une répétition de l’histoire. Formulant ainsi la problématique mémorielle en Haïti, loin de clore le débat, l’auteur suscite une série d’autres questions. Peut-il y avoir « table rase » en matière de mémoire collective ? Qu’est-ce qu’on oublie ? Dans quelle(s) circonstance(s) ? Pourquoi ? Mais aussi de quoi se souvient-on et selon quelles modalités ? Tous les souvenirs doivent-ils être énoncés et sont-ils tous verbalisables ? Qu’en est-il de leur prégnance possible dans des gestes, dans les postures des corps, dans la polysémie des mots, des expressions, dans les habitudes acquises, alimentaires, vestimentaires, dans certains rites, dans des pratiques cultuelles, etc. ? En regard de ces interrogations, une société sans mémoires paraît improbable.

J’ai soutenu ailleurs (Célius 2004) qu’à partir de l’indépendance en 1804 s’est progressivement mise en place une mémoire collective officielle (nationale) sous l’espèce d’un nationalisme héroïque. Mais quels rapports au passé se sont tramés et se trament encore sous cette « mémoire nationale », avec elle, par rapport à elle, contre elle, en dehors d’elle, dans les multiples espaces des pratiques sociales ? Qu’en est-il des expériences du passé colonial et esclavagiste dans ces élaborations et réélaborations tissées sous les habits dorés et galonnés du grand récit national ? Vertus Saint-Louis, Francklin Midy, Dimitri Béchacq et Franck Degoul apportent des éléments de réponse.

S’intéressant à la dénomination, Vertus Saint-Louis se demande à partir de quel moment et pourquoi, dans la colonie de Saint-Domingue, on a commencé, contrairement à ce qui se passait auparavant, à désigner les anciens esclaves par le terme « Africain/s » ? Mieux, comment se fait-il que cela ait persisté après 1804 ? En suivant le parcours du vocable et en le confrontant à celui de « citoyen », l’auteur met au jour l’élaboration, à travers cette désignation, d’une image négative basée sur l’origine, dont héritera la société haïtienne du début du XIXe siècle et qui est parvenue jusqu’à nous en raison de son instrumentalisation dans les stratégies de reproduction de la stratification sociale du pays. On a d’ailleurs fabriqué un synonyme au terme « Africain » ainsi connoté : « Congo ». Francklin Midy situe cette élaboration dans les rangs de l’armée indigène, au niveau des couches dirigeantes créoles (ceux qui sont nés sur place), au plus fort des luttes de clans pour le commandement suprême de la Révolution. « Congo » est alors transformé en une catégorie supraethnique, synonyme d’« Africain » ; catégorie idéologique « indifférenciante » désignant alors, dans un sens péjoratif, les bandes d’insurgés nés en Afrique et commandés par des chefs « africains » indépendants de la direction créole de la Révolution. Celle-ci élabora la théorie du pouvoir naturel de l’élite éclairée pour combattre les « Africains » associés à l’anarchie.

Dans un article antérieur, Midy (2003) soutenait la thèse selon laquelle un imaginaire de pays « afro-créole » indépendant se forme dans la colonie de Saint-Domingue dès le milieu du XVIIIe siècle autour de Makandal. Pourtant, cette illustre figure du marronnage n’est pas particulièrement glorifiée dans la mémoire officielle ; il n’est pas un pilier du nationalisme héroïque (Célius 2004). Le marronnage serait alors un « contre-modèle », dont la mémoire est pourtant bien vivante. Dimitri Béchacq tente de prendre la mesure de cette survie à travers ses significations, ses filiations et ses réinterprétations. Selon lui, « d’un phénomène historique, le marronnage se serait… mué en une compétence sociale » : l’acteur social serait « rompu à la fuite, comme s’il s’agissait d’une pratique coutumière, comme « l’écho profond d’une expérience ancienne » ». L’auteur observe par ailleurs que le marronnage est soumis à différentes réinterprétations, localisées dans la langue créole, qui révèlent une multiplicité de comportements et d’attitudes parfois stigmatisées. Tout cela dépasserait le cadre de la mémoire et de l’histoire tout en le complétant et en l’affinant. Les remplois « se situent entre un pôle officiel, normatif et passéiste et un pôle social, créatif et perspicace, tous deux reliés par une chaîne de significations, parfois négatives, développée sur la longue durée du fait d.un contexte sociopolitique coercitif récurrent ».

La mémoire du marron coexiste avec celle de l’esclave dans la société haïtienne. Franck Degoul le démontre en repérant la trame « claire et manifeste » de sa filiation historico-mythique avec la figure du zombi. L’auteur déploie son argumentation en confrontant le matériel ethnographique qu’il a recueilli à des études historiennes et à l’édit de 1685 (le Code noir). Opération onomastique (ou néo-onomastique), infantilisation, logement, mise au travail, mode alimentaire, animalisation, contrôle des rapports de sexe, enfouissement consécutif à la mort (« la seconde mort » de l’individu zombifié, « celle de Dieu »)… toute la condition servile est là, rendue présente dans un espace de la mémoire collective sans qu’elle ne soit explicitée, verbalisée. « Nous aurions alors affaire, selon Degoul, à une protomémoire immatérialisée, sans corporéité littérale, mais injectée et incorporée figurativement dans le corps de l’imaginaire collectif, espace refuge de cette souvenance en acte des événements primordiaux, fondateurs ».

Les contributions réunies ici ont établi des données, soulevé des questions, exprimé des inquiétudes, révélé des manifestations et des modalités d’expressions des aspects du passé. Elles concourent à une mise au jour problématisée des rapports au passé dont les enjeux sont cruciaux pour une société haïtienne qui cherche à se redéfinir depuis près de vingt ans. Car dans cette quête, la collectivité est face à son avenir tout comme elle est face à son passé, dans la mesure où passé, présent, avenir s’entremêlent et se conditionnent réciproquement.

 

Notes

1. Le futur à la prospective, dont la paternité revient au Français Gaston Berger (1896-1960), industriel, philosophe, administrateur, fondateur du Centre universitaire international et des centres de prospective. Le dictionnaire (Grand Larousse en 5 volumes, tome 4, 1990) définit la prospective en ces termes : « Science ayant pour objet l.étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne, et la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées » ; « Prévision économique à long terme ».

2. Dont le présent est confié à la sociologie. Ajoutons aussi que « le passé » d’une partie du monde non européen était étudié à travers « l’orientalisme » (Lenclud 1992). Pour la critique de l’orientalisme, voir Saïd (2005).

3. Piaget réfère, en note de bas de page, à Roger Bastide, selon lequel « en droit et en fait, il existe des structures diachroniques et des structures synchroniques » (Bastide 1962 : 42).

4. La déhiérarchisation envisagée par Lévi-Strauss n’est pas perçue ou n’est pas admise par Piaget. À tort ou à raison ? Relevons quelques nuances apportées à ce sujet dans ce qui suit :
Marcello Massenzio : « Dans La Pensée sauvage, vous présentez la pensée magique non pas comme un début mais comme un système bien articulé ; par conséquent l’opposition entre magie et science, établie par l’évolutionnisme, perd son importance ».
Claude Lévi-Strauss : « Non, je ne voudrais pas exagérer, je ne voudrais pas forcer ma pensée : bien sûr, j’ai un grand respect, une grande foi pour et en la pensée scientifique ».
M. M. : « Mais en même temps vous avez un grand respect pour la pensée magique. »
C. L-S. : « Oui, mais je suis tout de même bien obligé de reconnaître que la pensée scientifique ça marche, et la pensée magique ça ne marche pas, mais ce sont des tentatives, enfin, c’était une tentative — j’ai tort d’ailleurs de parler à l’imparfait parce que la magie existe toujours et nous sommes tous magiques en certain sens. » (Lévi-Strauss dans Massenzio 2002 : 20-21).

5. « Le marxisme — sinon Marx lui-même — a trop souvent raisonné comme si les pratiques découlaient immédiatement de la praxis. Sans mettre en cause l’incontestable primat des infrastructures, nous croyons qu’entre praxis et pratiques s’intercale toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel par l’opération duquel une matière et une forme, dépourvues l’une et l’autre d’existence indépendante, s’accomplissent comme structures, c’est-à-dire comme êtres à la fois empiriques et intelligibles. C’est à cette théorie des superstructures, à peine esquissée par Marx, que nous souhaitons contribuer, réservant à l’histoire — assistée par la démographie, la technologie, la géographie historique et l’ethnographie — le soin de développer l’étude des infrastructures proprement dites, qui ne peut être principalement la nôtre, parce que l’ethnologie est d’abord une psychologie » (Lévi-Strauss 1962 : 173-174).

6. Cet article de 1949 n’a connu de retentissement que lors de la parution d’Anthropologie structurale où il est repris (1958 : 9-39).

7. Dans l’entretien cité plus haut, réalisé en 2000 et publié en 2002, Lévi-Strauss revient sur cet article et explique : « Il y avait un malentendu qui portait sur les dates, il s’agissait d’un article qui a paru en 1949 et qui considérait l’état de l’histoire traditionnelle avant que n’apparaisse ce que nous appelons en France l’École des Annales, et donc qui essayait d’établir une sorte de contraste, mais en même temps une complémentarité car même dans cet article je dis — et je conclus sur ces mots, si je me souviens bien — que l’histoire et l’ethnologie ne peuvent rien l’une sans l’autre, mais je montrais en tout cas que l’ancienne histoire et l’ethnologie adoptaient des points de vue différents et complémentaires. Bien entendu depuis cette époque beaucoup d’eau a passé sous les ponts : les historiens se sont intéressés au travail des ethnologues qu’ils avaient plutôt tendance à mépriser. Au début, même Durkheim, dans ses toutes premières années, il ne faut pas l’oublier, se défiait des ethnologues, si bien qu’à l’heure actuelle je dirais que l’histoire et l’ethnologie c’est la même chose, à une toute différence près : nous, nous étudions des sociétés dispersées, étalées dans l’espace, tandis que l’histoire étudie des sociétés différentes, empilées en quelque sorte dans le temps ; mais les uns et les autres faisons un travail comparable et qui nous féconde réciproquement » (Lévi-Strauss dans Massenzio 2002 : 18-19). Sur les Annales en général et « l’ethnologisation » du discours historien dans les années 1970, voir Dosse (1987, ou encore 1999, où l’auteur parle de « La structuralisation de l’histoire »).

8. « Sans être directement lié à un pouvoir politique, sans être commissionné par lui, dès ses tout premiers mots, Hérodote vient marquer, revendiquer le récit qui débute par l’inscription d’un nom propre : le sien. Il est l’auteur de son logos (ou de ses logoi), ainsi désigne-t-il son oeuvre, et c’est de ce logos, de la manière dont il l’a conçu, écrit et composé qu’il tire pour finir son autorité. Il y a là un net écart par rapport aux historiographies orientales. Si les Grecs ont inventé quelque chose, c’est moins l’histoire que l’historien comme sujet écrivant » (Hartog 1999 : 17).

9. Ce colloque, organisé sous la direction de Carlo A. Célius et Lyonel Icart, était une activité conjointe de la Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire, de la Chaire de recherche du Canada en histoire et économie politique du Québec contemporain, de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique (toutes trois de l’Université Laval, Québec) et de l’équipe de recherche « Le soi et l’autre », du Célat, en collaboration avec le Collège François Xavier-Garneau.

10. Sur l’usage de la notion de diaspora appliquée au « monde noir des Amériques », les débats qu’il a suscités et l’intérêt de son maintien dans le cadre de l’extension de la notion à toutes les formes de dispersion, voir l’ouvrage collectif sur les diasporas paru sous la direction d’Anteby-Yemini, Berthomière et Sheffer (2005), plus particulièrement les trois contributions formant la cinquième partie, ainsi que Chivallon (2004).

11. Précisons que la première proclamation officielle et publique de l’indépendance est signée à Fort Dauphin (aujourd’hui Fort Liberté) le 29 novembre 1803. Le 1er janvier 1804, l’indépendance est définitivement consacrée par une célébration solennelle et c’est cette date qui est passée à la postérité (voir Sannon 2003 : 288-290 ; Manigat 2005).

12. Sur la démarche de Maximilien Laroche, voir le point de vue de Joachim (2004).

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Lyonel ICART

Haïti en Québec. Notes pour une histoire

On a souvent tendance à idéaliser les immigrations passées et à ne voir que les conflits des immigrations présentes. L’histoire de l’installation des immigrants haïtiens au Québec n’est pas récente et pourtant elle a connu un destin inverse de cette règle générale. Ce texte brosse un aperçu de cette histoire singulière depuis les premiers contacts entre ces deux anciennes possessions françaises d’Amérique jusqu’à l’établissement d’une communauté en terre québécoise, en passant par les premiers migrants haïtiens en Nouvelle France et la découverte réciproque de ces deux peuples dans la première moitié du siècle dernier. Il examine l’évolution des conditions d’intégration de ces immigrants haïtiens à la société québécoise et les défis que leurs descendants ont aujourd’hui à relever.

Martin MUNRO

Writing Disaster. Trauma, Memory, and History in Edwidge Danticat's The Farming of Bones

Cet article se penche sur la question du traumatisme dans l’écriture haïtienne, en particulier dans le roman d’Edwidge Danticat, The Farming of Bones [La récolte douce des larmes]. En se basant sur de nombreux théoriciens et en lisant le roman de très près, cet article suggère que l’expérience haïtienne du traumatisme diffère en de nombreux points de celle d’autres îles de la Caraïbe. On y soutient, en particulier, que l’expérience fragmentée de l’histoire haïtienne ne peut pas être aisément récupérée par les théories contemporaines célébrant le métissage et la créolisation caraïbes, et qu’elle doit se comprendre dans son propre contexte et selon ses propres termes.

Carl Hermann MIDDELANIS

Les mémoires fleurissent dans les lieux ruinés. Le voyage dans le Nord d'Hayti ou les paradoxes de l'historiographie d'une jeune nation

L’auteur analyse une des premières oeuvres sur l’histoire de la révolution haïtienne, Voyage dans le Nord d’Hayti de Charles Hérard Dumesle, publiée en 1824. En la confrontant à la critique française de l’époque et à la situation sociale et politique en Haïti, cette analyse cherche à montrer les contraintes esthétiques et politiques qui ont inspiré à l’intellectuel haïtien une écriture polyphone. La juxtaposition de multiples traditions culturelles et philosophiques permet à Hérard Dumesle de mener un discours fragmenté qui correspond aux traces de la destruction, omniprésentes dans le pays. Ce livre de révolte contre les despotismes métropolitains et autochtones est resté enseveli sous les ouvrages de l’historiographie postérieure qui cherchait à s’adapter aux exigences du discours scientifique.

Jean FRANÇOIS

Habiter la terre. Une lecture de l'Acte d'indépendance d'Haïti

L’Acte d’indépendance d’Haïti n’est jamais questionné ; archivé une fois pour toutes, il souscrit à la norme du registre : acte de naissance, de baptême, de mariage. Pourtant, son rédacteur, Boisrond-Tonnerre, n’avait pas à sa disposition un formulaire à remplir, à la manière de l’officier d’état civil. Il se devait de produire son discours. Ce qui en est ressorti, c’est une vision du monde dont lui et ses contemporains n’étaient pas forcément conscients. Le simulacre dépasse la proclamation de naissance de l’État haïtien; il légitime l’entrée sur la terre d’une nouvelle catégorie d’hommes, dont l’argument essentiel devient le sang, un sang attribué à tort à Boisrond-Tonnerre pour sa célèbre déclaration du 31 décembre 1803, mais qui n’est autre que la caution à l’intégration de l’état humain. De toutes les instances de cet univers sémiotique, deux seulement peuvent s’octroyer sans ambages le poste de sujet : l’officiant, rôle que Boisrond s’est attribué, et le général en chef, véritable sujet-destinateur qui commande aux généraux de renoncer à la France pour le bonheur du pays. L’Acte d’indépendance d’Haïti est ici mis en comparaison sur ce plan sémiotique avec la Déclaration d’indépendance des États-Unis et avec la déclaration des Droits de l’homme en France.

Maximilien LAROCHE

J'oublie, je me souviens, je rêve

On ne peut tout garder en mémoire. On doit donc commencer par oublier, puis on se souviendra de ce dont il faut se rappeler, et puis après on pourra rêver de ce qu’il nous est possible de faire. C’est ce que semble suggérer la tradition orale en Haïti. Cela permet de comprendre l’apparente incohérence des rapports entre l’oubli et la mémoire dans les pratiques collectives des Haïtiens.

Vertus SAINT-LOUIS

Le surgissement du terme « africain » pendant la révolution de Saint-Domingue

Deux constats sont à l’origine de cet article : le sens attribué dans la vie courante en Haïti aux termes « nègre », « africain » et « citoyen », ensuite la distinction entre citoyens et Africains observée dans certains textes relatifs à l’abolition de l’esclavage en 1793 et 1794. L’auteur relève l’usage du vocable africain par les acteurs qui ont dominé la scène politique sous la révolution haïtienne. Il démontre que leur emploi de ce terme soulève un problème important, relatif au statut social, à l’identité et à la nationalité, pas seulement des anciens esclaves, mais de tous les indigènes. Les chefs mulâtres ne revendiquent aucune origine africaine et désignent les cultivateurs sous le vocable « africain », considéré comme infamant. Les leaders noirs se taisent sur leur origine africaine et sont aussi impitoyables que les chefs mulâtres envers les cultivateurs. Ces dirigeants perpétuent une image négative de l’Africain. Le courant indigéniste a essayé, au début du XXe siècle, de réhabiliter l’image de l’Africain aux yeux de l’Haïtien, mais sa reconstruction de l’histoire n’est pas scientifique, car il est impossible de faire des leaders noirs de la révolution des représentants des cultivateurs.

Franklin MIDY

Les Congos à Saint-Domingue. De l'imaginaire au réel

Dans la mémoire collective haïtienne, le terme congo est une insulte ; il désigne une personne encline à la soumission et à la trahison. C’est là une image paradoxale, au regard des faits et de l’histoire. Cet article tente d’élucider ce paradoxe. Il part de l’hypothèse que ce Congo-là est une construction imaginaire, résultant d’une opération de classement quasi racial et d’assignation identitaire. L’auteur montre qu’il s’agit d’une image dépréciative, élaborée au cours de la guerre d’indépendance, dans la dynamique de la lutte de pouvoir entre les divers groupes d’insurgés pour la direction de cette guerre. Au lendemain de l’indépendance d’Haïti, l’image a été reprise et cultivée par la nouvelle minorité possédante au pouvoir, dans ses efforts pour légitimer sa domination sur la masse des cultivateurs réasservis. Aujourd’hui, la fonction de justification et de légitimation de l’image dépréciative de Congo a beaucoup perdu de sa pertinence et de son efficacité. L’image survit cependant à sa fonction sociale, comme légende incontrôlée : un Congo imaginaire s’est superposé au Congo réel.

Dimitri BÉCHACQ

Les parcours du marronnage dans l'histoire haïtienne. Entre instrumentalisation politique et réinterprétation sociale

En s’appuyant sur de nombreuses sources imprimées et orales, l’auteur examine dans cet article les usages sociaux et politiques du phénomène du marronnage, terme qui désignait la fuite des esclaves hors du système des plantations dans la colonie française de Saint-Domingue. Après 1804, date qui consacre la révolte des esclaves commencée en 1791, les pratiques coercitives du nouvel État haïtien favorisèrent la poursuite de stratégies de résistance et orientèrent la construction d’une histoire officielle haïtienne. Ces rapports de domination nourrirent un registre de mémoires plurielles dont les traces marquent jusqu’à aujourd’hui les diverses réinterprétations publiques du marronnage, de la rumeur populaire aux commémorations officielles. Avec l’exemple de la statue du Marron Inconnu, l’examen du statut changeant du marronnage dans l’histoire haïtienne ainsi que l’analyse des différents usages langagiers de ce terme, permettent d’éclairer la longévité et la diversité des valeurs véhiculées par la figure du marron, entre héroïsme et anti-modèle social. Cette dichotomie illustre la présence massive et diffuse de l’histoire dans le paysage social et politique haïtien, et elle véhicule le poids des catégorisations sociales et raciales héritées de la période esclavagiste.

Franck DEGOUL

Du passé faisons table d'hôte. Le mode d'entretien des zombis dans l'imaginaire haïtien et ses filiations historiques

Que la figure haïtienne du zombi soit assimilée à celle, historique, de l’esclave des temps coloniaux, c’est là un trait commun des études anthropologiques relatives à l’imaginaire dont elle est l’objet en Haïti. Asservis, aliénés, instrumentalisés, contraints à différents labeurs, le zombi et son homologue colonial se confondent en effet, sans pour autant qu’ait été jusque-là entrepris un repérage systématique des traits qui, de manière concrète et précise, permettraient de fonder cette coïncidence et de l’ancrer dans les représentations locales. S’attachant à la question particulière des modes d’entretien et d’exploitation respectifs des zombi et de leurs ascendants réels, cet article se propose donc d’examiner les éléments qui, dans les domaines du logement, de l’onomastique, du régime alimentaire, du mode de gestion funéraire de ces masses serviles, entreraient en résonance mutuelle. Cette confrontation de l’imaginaire et de l’histoire révèle alors la portée mémorielle de la figure du zombi, cette dernière rendant présent le passé collectif, évoquant en son langage l’épisode esclavagiste, mettant au présent le rapport fondateur de servitude suivant une forme de mémoire collective incarnée, incorporée, infraconsciente, distincte de l.habituelle reconstruction mémorielle de l’histoire basée sur des contenus de conscience.