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Vol. 31-2 – 2009
Regular Issue
Les communautés et cultures formées depuis l’expérience de l’esclavage dans les Amériques ont ceci en commun que leurs individus, en particulier ceux et celles qui vécurent la captivité, furent soumis à différentes formes de déshumanisation : il faut penser à la violence de la situation de captivité, aux diverses idéologies faisant des esclaves des objets de marchandages malléables et enfin, aux humiliations multiples, dont celle, fondamentale, du déni d’humanité. L’expérience de la sous-humanité attribuée des esclaves des pays d’Amérique du Sud, du Nord, des Antilles, transmise à travers les générations de captifs et d’affranchis fut le terreau d’élaborations culturelles complexes et plurielles, en chaque lieu unique, investies dans des sphères elles aussi multiples : les religions élaborées entre autres à partir de la mémoire yoruba furent certes un lieu fondateur de création et surtout de recréation de l’Afrique en terre d’Amérique comme l’a si bien montré Bastide (1966) mais aussi plus récemment Olupona (2008). Des religions comme la santería de Cuba, le vodou haïtien, le candomblé brésilien, pour ne nommer que ces dernières, furent entre autres au centre de la formation des cultures afro-américaines, cela parce qu’elles se sont construites en offrant un espace de résistance, de protection et d’identité pour ceux qui, injustement, furent niés même jusque dans leur identité d’humain. Leurs mots, leurs icônes, leurs images, leurs récits, leurs rythmes, leurs couleurs, leurs esthétiques traversent les cultures noires des Amériques. Les espaces sociaux et culturels de rencontre, avec tout ce que cela a comporté de violence, entre les sociétés et économies esclavagistes et les esclaves de la traite atlantique, par exemple dans les plantations, furent également le lieu d’hybridations culturelles (Glissant 2007) qui perdurent aujourd’hui. Elles ont donné lieu au jazz, à la samba, au gospel, aux carnavals de la Nouvelle Orléans ou de Rio, à la capoeira; ces hybrides vont même jusqu’à être pensés par les tenants du Tout-Monde, dont bien sûr Glissant, en tant qu’avènement de nouveaux « faits de civilisation ». Créées dans la marge et dans la douleur, elles ont permis la cohabitation de la transe, les débordements carnavalesques, les chants nostalgiques et mystiques, et tant de catégories produits d’infinis métissages, toutes formes de transcendance de cette expérience commune qui fut celle de la déshumanisation. On peut en dire de même des lieux où partout se sont retrouvés les fugitifs et les affranchis : territoires de quilombo, de marronnage et autres. De nombreuses formes de productions culturelles se sont trouvées, au fil du temps, au rendezvous. Depuis lors, la musique, la danse, les fêtes, la littérature, le cinéma, et plus récemment, différentes formes de manifestations d’art urbain montrent l’immense vitalité des déploiements des cultures entre autres élaborées dans le contexte de l’héritage, direct ou indirect, de l’esclavage. Ces formes artistiques sont porteuses d’un message clef : même réduits à la sous-humanité, les esclaves et leurs héritiers ont sans cesse été les acteurs de leur vie et de leur avenir, au-delà des limites des conditions de vie les plus précaires du plus grand nombre. Jadis oubliés de la modernité des révolutions françaises et américaines, aujourd’hui le plus souvent laissés aux marges des cités des grandes villes des Amériques, bidonvilles, ghettos et favelas, ils ont, malgré cela, frayé le chemin d’un autre Nouveau Monde. Leur influence est immense et pénètre définitivement les cultures de masse. Leurs traces et leurs oeuvres en témoignent.
Nous avons voulu traiter dans ce numéro du rapport plus particulier à l’autoreprésentation par les images, cela à travers le cinéma, la vidéo, la littérature, la bédé, en même temps qu’à travers ces images puissent se concentrer en elles, des formes d’art telles que le théâtre, la musique, la danse, sans oublier les grandes manifestations populaires que sont les carnavals. Lors de terrains effectués au Brésil, nous avons été frappés par l’importance constante de l’image : la photo et la vidéo occupent dans le champ culturel afro-brésilien une place remarquable. Ce sont des moyens accessibles, il faut le dire, et qui permettent à ceux qui les manipulent un travail qui donne place à la réévaluation des représentations du passé et à la création de nouveaux patrons culturels que l’on veut plus conformes à la réalité vécue. On ne compte plus les projets qui associent collecte de récits de vie, photographie sociale et vidéo aux fins de la mémoire locale des favelas et visant à valoriser aux yeux des participants l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ce phénomène, loin d’être étranger au Brésil, est certes lié au problème de reconnaissance et de visibilité des milieux les plus pauvres et de leurs habitants au sens où l’entendent Honneth (2000) et Renault (2001) : pour ceux qui furent invisibilisés parce que déshumanisés (Saillant et Araujo 2007), l’apparition dans l’espace public, au sens propre comme au sens figuré, est une condition sine qua non de la resubjectivation amorcée un peu partout au moins depuis la fin des esclavages. Il se peut bien que le succès de la mise en image, même inflationniste, ait à voir avec ce désir de la « juste apparition » dans l’espace public.
La re-figuration des identités et leur exposition publique par l’image, c’est ce que nous nommons ici performativité des identités. L’image est au fond le medium de cette performativité laissant aux auteurs la possibilité de se créer une figure ou des figures d’identités, des propositions culturelles, cela à partir d’une matrice commune, celle de la mémoire de l’esclavage, liant plus ou moins explicitement, passé africain, ancrage dans le Nouveau Monde, formations culturelles à la fois hybrides et originales, et expérience du présent. Les propositions culturelles ramènent au premier plan divers thèmes tels que présence africaine en terre d’Amérique et imaginaire de l’Afrique, identité diasporique, récits collectifs, mais aussi fierté, affirmation et renouvellement. Le médium qu’est l’image permet d’opérer passage entre la narration pure que ferait le simple récit et l’expressivité performative de la mise en spectacle et à partir de là, rend possible (matérialise) la re-figuration négociée des identités. Cette négociation fondamentale au coeur du processus performatif place lessujets noirs en tant qu’auteurs et créateurs de leur représentation, en appelant à la resubjectivation par l’autoreprésentation. On y met en scène des versions multiples des identités noires, ce que nous appelons dans ce numéro les « figures noires ».
C’est dans cet esprit que Bogumil Jewsiewicki propose une lecture libre de l’héritage d’Aimé Césaire. Rappelant l’immensité de son travail, il nous amène à penser qu’« en Occident, à l’ombre de l’héritage de la déshumanisation, il s’agit de la présentation de l’absent puisque, le sujet qui s’(auto)représente doit tout d’abord déchirer le voile (quand ce n’est pas carrément briser le mur) de l’ignorance et du préjugé », mais aussi du « droit à se donner à la vie dans l’espace public » (Jewsiewicki, ce numéro).
Le texte de Katell Colin est une exploration approfondie des stéréotypes concernant les Africains dans la littérature antillaise ; il est assimilé à l’animal, à la brutalité, à la cruauté, à l’incomplétude et à l’infantilisme dans une littérature pourtant travaillée par des auteurs afrodescendants. La littérature antillaise est reconnue pour nombre de ses auteurs, Césaire en tête, comme un lieu de création et de théorie postcoloniale, et pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi et le stéréotype persiste et signe. « L’Africain est devenu, en l’espace de quelques siècles, l’Autre de l’Antillais – un Autre irréductible au Soi » (Colin, ce numéro). Il s’agit en fait d’un refus de l’origine et d’un miroir insupportable, d’où le rejet de l’Autre qui est Même, puis la mise en chantier de la littérature de la créolité, suivi d’une sorte de « vivre-avec » cette part africaine de l’identité antillaise. Accommodement et assumation, mais aussi réaction à l’abandon et à la douleur qui fut celle d’être esclave puis aujourd’hui héritier d’un continent qui provoque chez les fils de ses ancêtres une ambivalence qui ne cesse d’intriguer. La question de la possibilité et des impossibilités de l’autoreprésentation se pose, et ce type de littérature en illustre, certes, les paradoxes.
Trois contributions (Saillant, Simonard, Araujo) ouvrent sur des formes culturelles donnant justement voix et présence à ceux qui sont, au Brésil, les héritiers de quatre siècles d’esclavage. Dans un texte portant sur le récit d’une mère de saint d’un terreiro de la périphérie de Rio de Janeiro, haut lieu du candomblé dans cette région, Francine Saillant relate une expérience théâtrale inédite, celle du navire négrier : on y met en scène des enfants d’une école également dirigée par cette mère de saint et des membres de sa famille qui revivent, par la fiction, le départ, la traversée et l’arrivée des esclaves au Brésil. Le coeur du récit en est un de requalification des victimes de l’esclavage qui sont présentées comme des sujets auteurs de leur propre histoire. La narration propose une vision du Brésil qui place l’héritage africain comme fondamental, et l’esclave africain comme un colonisateur positif qui a su apporter au pays sa culture, ses symboles et ses dieux. Le récit de l’arrivée des esclaves est un récit inversé par rapport aux schémas traditionnels car il met de l’avant la conquête de la liberté et de la dignité. La présence des entités protectrices que sont les orixás, ancêtres divinisés, est constante dans le récit et offre des clefs de compréhension des stratégies de résistance qui ont été celles des Afro-Brésiliens au cours des siècles, en particulier celles des adeptes du candomblé. Cette pièce de théâtre, qui est aussi une activité éducative, est reprise dans des écoles de la région et du centre de Rio et a même fait l’objet d’un film (Saillant et Simonard 2009). L’analyse du travail sur le jongo proposée par Pedro Simonard va dans le même sens. Les esclaves des plantations de café de l’État de Rio de Janeiro et au-delà ont développé des formes culturelles et religieuses originales, en particulier l’art du jongo, une danse et des chants typiques de cette région. Depuis une dizaine d’années, se développe une forme de jongo en tant qu’art en pleine revitalisation, spectacle et stratégie de survivance des milieux ruraux, notamment des quilombos. Les communautés jongueiras, en plus de danser, développent des produits culturels tels que des livres et des cd, lesquels mettent en images ceux qui, il n’y a pas si longtemps encore, étaient voués à la disparition.
Le troisième texte qui s’ajoute à ces exemples brésiliens est celui d’Ana Lucia Araujo. L’auteure se penche sur la représentation de l’Afrique dans le carnaval de Rio de Janeiro. L’Afrique y est imaginée comme le continent mère dans le contexte d’une appropriation primoridaliste de nombreuses formes d’art attribuées aux Afro-Brésiliens, un mouvement proche de celui qui marqua plus tôt le mouvement des droits civils aux États-Unis. « As a modern space of recognition of Africanity, it is also a modern area that rebuilds those peoples and cultures that had been disrupted and devalued by the slave trade » (Araujo, ce numéro). Tout comme dans le théâtre duNavio Negreiro de la mère de saint dont Saillant fait l’analyse, le défilé du carnaval devient une manière de reformuler l’histoire de l’esclavage et avec elle celle des Brésiliens et de la Nation toute entière. Et c’est bien d’une autoreprésentation dont il s’agit, tant dans lejongo, dans le théâtre que dans le carnaval puisque chacun se met lui-même en scène au coeur de sa propre histoire tout en s’attribuant des valeurs et des significations nouvelles.
Alors que les trois cas brésiliens nous amènent vers des déplacements à l’intérieur de traditions établies, les études de Truchon et aussi de Boudreault-Fournier nous sortent de ce créneau pour nous faire pénétrer le monde de la production vidéo et de nouvelles formes de création. Dans ce cas, l’autoreprésentation se développe en situation à la fois expérimentale et de co-production, plaçant chercheurs et vidéastes, des jeunes, en situation de collaboration et de créativité. Il s’agit de modalités radicales de penser le film ethnographique puisque les deux chercheures ne sont pas en quête d’une vérité ethnographique pure que capterait la caméra objectivante mais plutôt d’une éthique de la représentation. L’une d’elles intègre par l’intertextualité les styles durap cubain dans l’écriture filmique elle-même ; « it is a history of how visual anthropologists have developed alternative strategies to deal with the notion of otherness and intercultural experiences in considering the ethics of representation » (Boudreault-Fournier, ce numéro). La seconde contribution nous montre les enfants immigrants montréalais en situation de pluriculturalité en tant qu’auteurs et co-auteurs de vidéos à propos de leur représentation de l’Afrique et de leur manière de la conter, cela par le digital storytelling (Truchon). Témoignant de la convivance, « Ce n’est pas tant l’Afrique qui est mieux connue mais Fako, l’Africain qui vit maintenant au Québec et que tous les participants apprécient ». Encore une fois, c’est à une autoreprésentation que l’on nous convie, cette fois-ci expérimentale mettant en scène des jeunes en quête de leurs images et de leurs styles, mais aussi de leur reconnaissance et de leur juste place dans le monde. La co-écriture vidéographique avec des techniques intertextuelles de montage d’une part, et le digital storytelling d’autre part, permet de dépasser les formes traditionnelles de la narration en se situation au plus près des cultures de jeunes en présence. C’est dans la continuité de ce débat que nous entrons avec le travail de Mohammed Boukala, au coeur du neuvième art. La bande dessinée exécutée par un Gabonais, Pahé, se présente comme une autobiographie fusionnant auteur, narrateur et personnage. Pahé s’écrit, s’auto-dessine. Pahé ne se définit pas lui-même dans l’ethnique ou dans le problème social, il ironise, se fait ludique, il ne fait pas non plus le jeu d’être le Noir, l’Immigré ou le l’Africain : il prend la parole et l’image, il prend la parole par l’image. Il est comme le suggère Boukala, le Fanon de la Bd en même temps qu’il performe son identité et échappe aux genres établis et trop attendus.
Le dernier article de ce numéro nous ramène vers l’Afrique, d’où nous sommes partis avec les propos de Bogumil Jewsiewicki. La présentation des perspectives du cinéma de Ousmane Sembène par Jean Jonassaint, du regard d’un cinéaste à la fois local et de réputation internationale, nous permet de repenser certains des aspects du cinéma ethnographique, ce qui n’est pas sans conséquences. Un tel cinéma, dont fut celui de Jean Rouch avec qui Ousmane Sembène entretenait un débat de perspectives et de méthodes, se réclame de l’autorité ethnographique sur le droit aux images sur l’autre. Ce cinéma, loin des essais des jeunes anthropologues qui participent à ce numéro (Truchon, Boudreault-Fournier), ne questionnait pas, ou si peu, cette question de l’autoreprésentation, non encore advenue sur le terrain où on opérait alors. C’est justement par l’avènement du cinéma d’art, que des artistes africains ont produit des oeuvres significatives les mettant eux-mêmes en scène en Afrique et non pas par l’intermédiaire de l’ethnographie. L’anthropologie endotique africaine, au sens où nous l’entendons en Occident, n’existait point. Ce n’est donc que par d’autres avenues de recherche que la question pouvait être posée. C’est en ceci que l’article de J. Jonassaint est une contribution majeure, en même temps qu’il nous laisse en attente sur une intrigue : l’autoreprésentation qui passe par la fiction, c’est le cas de la totalité des articles à teneur ethnographique de ce numéro, est-elle porteuse de vérité anthropologique et si oui de quelle vérité ? À travers leurs diverses postures, des études d’oeuvres de fiction aux co-production d’oeuvres de fiction, en passant par la rescénarisation et la patrimonialisation du soi collectif, plaçant à chaque fois l’image (photo, vidéo, autres formes de création) au coeur des processus déployés, analysés et exposés, chacun des auteurs offre une réponse singulière à cette large question. Ajoutons qu’une sélection des images traitées dans ces textes sont insérées dans le numéro tandis que les vidéos seront accessibles via l’internet dès la parution de la version numérique1.
Notes
1. Sur le site Érudit, à la rubrique « revues » et « Ethnologies 31.2 ».
Références
Bastide, Roger, 1996 [1966], Les Amériques noires. Paris, L’Harmattan.
Glissant, Édouard, 2007, Mémoires des esclavages. Paris, Gallimard.
Honneth, Axel, 2000, La Lutte pour la reconnaissance. Paris, Cerf.
Olupona, Jacob K., 2008, Orisa Devotion as World Religion. The Globalization of Yoruba Religious Culture. Madison (WI), University of Wisconsin Press.
Renault, Emmanuel, 2001, Le mépris social. Lyon, Le passant ordinaire.
Saillant, Francine et Ana Lucia Araujo, 2007, « L’esclavage au Brésil. Le travail du mouvement noir », Ethnologie française XXXVII (3) : 457-467.
Saillant, Francine et Pedro Simonard, 2009, Le navire négrier. Documentaire. Québec, LAMIC, Université Laval.
[p. 5-11]
Déjà en 1939, Aimé Césaire s’est présenté comme bouche parlant au nom et à la place de ceux qui étaient réduits au silence par l’oppression coloniale ou raciale. Face au long passé de la réduction au silence des esclaves et de leurs descendants, le monde contemporain doit ouvrir l’espace public non seulement à l’histoire, mais également à la mémoire de l’esclavage et de la traite. Les afrodescendants ne racontent pas seulement, ils performent également leurs mémoires afin de rendre présents leurs ascendants réduits à l’esclavage. Écouter ces mémoires permet de reconstruire le lien social afin qu’ils se sentent citoyens du monde multiculturel, cosmopolite et séculier, avait récemment écrit Henry Louis Gates.
[p. 21-42]
Le présent article expose les conclusions partielles d’une recherche menée au cours du stage postdoctoral de l’auteure et qui portait sur « La figure de l’ancêtre africain chez les romanciers antillais ». Y est mise en évidence la relation conflictuelle entretenue par ces derniers à l’icône africaine, à partir de la notion de stéréotype et suivant une approche de type imagologique. S’appuyant sur une analyse des oeuvres de René Maran, Joseph Zobel, Jacques-Stephen Alexis, Aimé Césaire, Paul Niger, Édouard Glissant, Maryse Condé et Patrick Chamoiseau, l’étude s’efforce de repérer les prédicats convoqués par les locuteurs énonciateurs dans leur appréhension du sujet africain et montre que, oscillant entre vigilance doxique et reconduction inconsciente des stéréotypes intériorisés depuis l’ère coloniale, le discours des romanciers antillais se donne à voir surtout comme une négociation jamais aboutie entre un dire et un dit ouvrant, finalement, sur une timide tentative de dépassement des catégories instituées et de pacification avec un passé exigeant d’être finalement assumé.
[p. 43-68]
L’article présente l’analyse de la narration théâtrale d’une mère de saint d’un terreiro de Rio de Janeiro portant sur le départ, le voyage et l’arrivée des esclaves au Brésil. La pièce est jouée par des enfants et des membres de la famille de saints d’un terreiro d’une périphérie de Rio de Janeiro dans le cadre d’une activité éducative. La narration est porteuse d’une idée centrale : les esclaves sont venus au Brésil porteurs d’une culture matérielle et immatérielle, d’une mémoire et de traditions transposés au Brésil par l’intermédiaire de ceux qui surent résister aux lois de l’esclavage et aux conditions de la servitude. Le candomblé, religion qui prend ici une signification politique forte, est un élément structurant de la narration puisque les entités servent de figures, celles des esclaves et ancêtres divinisés mais aussi libératrices. La figure victimaire de l’esclave se trouve renversée et se transforme en héros tandis que la narration de la nation brésilienne place les esclaves et l’Afrique comme figures premières et civilisatrices.
[p. 69-98]
Les communautés jongueiras sont envahies par une multitude de chercheurs équipés d’appareils visuels. Si les gens de ces communautés perçoivent les chercheurs comme des personnes susceptibles de les aider en diffusant leurs revendications, leurs histoires et leurs quêtes de droits, ils veulent aussi savoir comment les images prises par ceux-ci seront utilisées et quels seront les avantages et les bénéfices qui en résulteront pour leurs communautés. Pour régler ce problème, ces communautés ont commencé à diffuser des produits audiovisuels visant à créer et à contrôler un ensemble d’images qui divulguent leurs luttes, leur culture et leurs traditions. Cet article décrit et analyse quelques stratégies élaborées par des communautés jongueiras dans le but de créer quelques produits audiovisuels montrant leur quotidien. De cette manière, elles divulguent des renseignements importants qui servent à modifier leur quotidien, à diffuser leurs histoires et leurs traditions et à se construire une nouvelle identité.
[p. 99-130]
Cet article examine les représentations de l’Afrique dans le carnaval de Rio de Janeiro. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, les mouvements afro-brésiliens d’affirmation culturelle se sont inspirés du mouvement nord-américain pour les droits civils. En même temps, l’affirmation culturelle dans l’espace publique fut largement basée sur la recréation des liens avec l’Afrique, très souvent perçue comme un continent idéalisé. Cette africanisation, d’abord développée dans la sphère religieuse, plus tard devint visible dans d’autres manifestations culturelles telles que la musique, la danse, la mode et le carnaval. L’examen de l’exemple des parades des escolas de samba tenues lors du carnaval de Rio de Janeiro depuis les années 1950 démontre comment la promotion des liens avec l’« Afrique » fait partie d’un processus de reconstruction dans lequel l’Atlantique Sud devient une zone commune de réclamation pour la reconnaissance de multiples identités, dans lequel l’héritage de l’esclavage et de la traite des esclaves se renouvelle.
[p. 131-168]
La récente production d’ethnographies participatives et de textes expérimentaux montre la préoccupation des anthropologues à vouloir réduire l’écart qui existe entre le Soi et l’Autre. Cet article propose une exploration critique d’un tel objectif en examinant jusqu’à quel point le Soi et l’Autre peuvent être articulés dans un texte audio-visuel unique. Dans cet article, je propose que l’adoption conscientisée de techniques de montage interculturelles en production filmique a le potentiel de créer des standards visuels alternatifs qui défient les modes de représentations occidentales en vogue, en plus de ré-imaginer, plutôt que d’éliminer, la distance qui existe entre le Soi et l’Autre.
[p. 169-190]
À Montréal, dans certains quartiers économiquement défavorisés, mais aussi ailleurs, un jeune homme à la peau noire est souvent « vu » et « perçu » comme un bandit et/ou une victime, actuels ou en devenir. Cette exclusion sociale fondée sur la couleur de la peau est également partagée par des résidents d’habitations à loyers modiques (HLM) de la métropole. Par conséquent, se sortir de cette image stéréotypée par la découverte d’une autre culture était un des objectifs de l’atelier « Mon Afrique à moi » présentée au cours de l’été 2007 par Fako Soulama, originaire du Burkina Faso et animateur au Centre des jeunes Boyce-Viau, un organisme d’intervention familiale opérant au sein d’un des HLM du quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal. Or, si les intentions de cet atelier étaient louables et nécessaires, que reste-t-il de l’atelier « Mon Afrique à moi » ? Quels ont été les apprentissages des participants et des artisans de cet atelier ? Est-ce que des perceptions quant à l’« Africanité » et au vivre-ensemble de personnes aux origines diverses ont changé depuis ? Que voudraient montrer les participants de cet atelier s’ils étaient invités à représenter et à diffuser dans l’espace public ce qu’ils en ont retenu ? Une pratique reliée à un nouveau média peut-elle devenir une méthode de recherche ? Cette note de recherche présente quelques réponses à ces questions en dévoilant de manière réflexive des enjeux reliés à « l’infrastructure de visibilisation » que nous avons mise en place dans le cadre de notre recherche doctorale pour réfléchir en quoi les définitions, articulations et représentations du vivre-ensemble des personnes directement concernées s’arriment ou diffèrent des images et des discours projetés dans l’espace public par les observateurs et décideurs.
[p. 191-218]
Cet article vise à partir de trois bandes dessinées de Pahé à interroger l’espace (culturel, politique, hospitalier) suscité par le neuvième art où un auteur se départit des illusions constitutives de sa condition en se dessinant, c’est-à-dire en se pensant. Qu’apporte ce mode de figuration et d’auto-représentation contemporaine ? Qui met-on dans les cases et comment ? Ces nouvelles présences visualisées sont-elles source d’identification, de fierté, de reconnaissance ? Que recouvrent ces images ? Que condensent-elles ? Que traduisent-elles de nos sociétés, de leurs latences, de leurs espérances ? Dans cette recherche, la bande dessinée n’est pas envisagée comme une illustration ou une historiette allusive à la problématique de l’auto-représentation mais considérée comme un mode de connaissance capable de rendre compte des nuances, des transformations et des ruptures qui travaillent et façonnent les pratiques sociales tant individuelles que collectives.
[p. 219-240]
Dans un premier temps, cet article brosse brièvement une biographie intellectuelle de Sembène Ousmane pour faire ressortir les rapports entre sa production et sa trajectoire de sujet sénégalais, Ousmane Sembène de son vrai nom, devenu le romancier et cinéaste Sembène Ousmane. Du même coup, à partir d’une lecture de l’évolution des titres de ses romans du français au wolof, du Docker noir (1956) àXala (1973), il tente d’expliquer son passage de l’écrit à l’écran. Dans un deuxième temps, ce texte montre la cohérence interne de l’oeuvre cinématographique de La Noire de… (1966) à Moolaadé (2004), en passant par Mandabi (1968), Ceddo (1976) ou Camp de Thiaroye (1988). Ces films qui, tous, mettent en scène une crise suite à une rencontre avec l’Autre (ou d’autres), plus spécifiquement l’irruption d’un ou des éléments étrangers dans un corps social jamais un mais multiple, divers dans un procès de confrontation/transformation. Cette double contre-ethnographie, portrait de Soi et portrait de l’Autre, ni Soi ni l’Autre n’étant un, mais multiple, divers/divisé est une poéthique (poétique et éthique) liée à un engagement personnel de l’écrivain-cinéaste pour une redéfinition de l’image de l’Afrique sur les écrans. En ce sens, son travail se fait notamment, du moins implicitement, contre un certain cinéma ethnographique dont Jean Rouch a été la figure de proue avec des documentaires comme Les Maîtres fous (1954) ou Mammy Water.
[p. 241-288]
Les anglophones du Québec ont toujours constitué une minorité démographique. Or, ce n’est que dans les années 1970 que ce groupe commence à se percevoir comme une minorité linguistique. Alors que la « communauté » anglophone continue aujourd’hui de faire partie des « référents imaginés » du Québec, qu’en est-il exactement des acteurs sociaux qui la composent et qui contribuent eux aussi à la construction du social et des identités québécoises ? L’école de langue anglaise, constituant l’un des principaux vecteurs permettant la préservation (ou la création) d’un sentiment d’appartenance au groupe anglophone, remplit-elle ce rôle de socialisation à une appartenance collective ? Par une approche constructiviste et interactionniste de la formation des identités, cet article traite du rôle de l’école de langue anglaise dans le processus de construction identitaire des jeunes adultes. Il porte spécifiquement sur la formation de l’identité chez les jeunes adultes qui ont effectué une « traversée des frontières scolaires » – chez les jeunes qui sont passés de l’école secondaire anglaise vers l’université francophone. Par une analyse de dix entretiens qualitatifs, nous abordons l’expérience sociale et identitaire que retiennent les jeunes issus de l’école anglaise après avoir effectué une mobilité linguistique scolaire, c’est-à-dire après leur passage de l’école anglaise vers l’université francophone (et donc vers de nouveaux rapports d’altérité). Le principal résultat de recherche est le suivant : l’expérience de l’école de langue anglaise dans un Québec majoritairement francophone constituera toujours, chez les jeunes que nous avons interrogés, un repère de leur construction identitaire – un repère duquel ils se rapprocheront ou se distancieront au cours de leur trajectoire biographique.
[p. 289-312]