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Vol. 32-1 – 2010
Regular Issue
Les jeux et les sports sont le théâtre de visions du monde qui met en scène des constructions identitaires, nous sommes étonnés de constater le relatif « désintérêt intellectuel » (Wendling, 2002 : 31) à leur endroit, et notamment dans la revue Ethnologies. Dans toute l’histoire de cette revue, uniquement trois articles traitent du « jouer », i.e. l’acte de se re- et ré-créer dans une activité ludique et/ou sportive. Le premier est la contribution du folkloriste canadien Delf Maria Hohmann qui, dans le cadre d’un numéro régulier de Canadian Folklore Canadien de 1985, s’est appliqué à analyser un jeu de poupées. En s’appuyant sur l’oeuvre de Roger Caillois, il a retrouvé dans ce jeu des modèles comportementaux qui reproduisaient ou plus justement reflétaient la réalité familiale de la jeune joueuse. Ce jeu d’enfant s’est alors présenté comme une construction culturelle visant d’une part l’apprentissage des normes sociales et d’autre part l’expressivité. Douze ans plus tard, notre collègue, Michael Robidoux, professeur en sciences de l’activité physique à l’Université d’Ottawa, répondait à la thématique de la construction sociale des masculinités en proposant une réflexion sur les nuances entre le masculin et le non-masculin au sein d’une équipe de hockey. La joute est ainsi dépeinte comme vecteur de sociabilité, ou plus précisément comme ciment social normatif. Cette fonctionnalité implique nécessairement des rapports de pouvoir, à l’intérieur comme à l’extérieur du jeu (1997). Enfin, Christine Dallaire, aussi professeure en sciences de l’activité physique à l’Université d’Ottawa, a contribué dans le numéro « Langue et culture » à mieux comprendre le paradoxe qui se tisse entre le concept de compétitivité inhérent aux Jeux francophones de l’Alberta et la question de la récréativité justifiant la rencontre de la francophonie et ultimement les Jeux (2003). Notre collègue participe ainsi à tracer les limites de l’expérience ludique, expérience lourde en complexité étant donné sa nature contresensée.
Jouer, grâce aux possibles qu’il ouvre, constitue un observatoire de qualité pour comprendre l’identitaire, mais son potentiel interprétatif demeure, en ethnologie, méconnu, ou plus justement négligé, tant dans la littérature anglophone que francophone. Pourtant, les trois articles donnés en exemple montrent bien que l’expérience ludique ou sportive devient un moment fort d’expressivité de l’individuel et du collectif. Cette préoccupation a nourri les premiers travaux de folkloristes qui ont défriché la discipline. Par exemple, Madeleine Doyon-Ferland, dans sa thèse (déposée en 1948) et dans ses travaux (Paradis 1980), a fait des monographies sur les jeux traditionnels pour tenter de mettre en valeur ce mode d’expression de la culture. Et cette célébration s’est actualisée. Les jeux et les sports, nous pensons notamment au combat de coqs balinais de Clifford Geertz (1983), ou à la boxe commentée à la radio telle qu’analysée par André Rauch (1994), ne cessent de marquer la discipline. Le vingt-cinquième numéro de Terrain (1995) se consacrait dans cette perspective aux sports et plus précisément aux transformations des jeux et des sports selon les changements dans les interactions sociales qui encadrent et génèrent ces pratiques sportives et ludiques. En 2006, Ethnologie française se consacrait aux sports à risque où la passion et le danger poussent plus loin encore les limites de l’identitaire. Il y avait matière, tant pour la revue que pour la discipline, à réfléchir sur le jouer d’une part pour renouer avec un thème fondateur et d’autre part pour réaffirmer la pertinence de celui-ci pour comprendre le culturel.
Comprendre le jouer
Comprendre la part de culturel dans le jouer a « d’abord » été la mission de l’historien néerlandais Johan Huizinga qui a présenté dans son livre Homo ludens (1951) le jeu comme un acte sensé et profondément culturel. Cette lecture divorçait avec la conception du jeu comme acte mécanique. Jouer devient alors un acte « supraculturel ». Producteur de culture, jouer permet la naissance et la vie de celle-ci en instituant des codes et des règles. En imposant ces derniers, se créent des désirs, des inventions, des fantaisies, des joies et des libertés qui sont (aussi) créateurs de culturel. Il demeure également un produit culturel, car il est réinventé constamment par les humains pour témoigner de leur manière d’être eux-mêmes et en groupe. Roger Caillois, dans son livre Les jeux et les hommes (1967), se présentera comme héritier de cette perspective. Son approche cherchera à relever ce que l’on pourrait appeler la « grammaire ludique ». Cette dernière vise à classifier les jeux selon leur nature, soit agôn (adresse), aléa (chance), mimicry (simulacre) et ilinx (vertige), et son degré de liberté, qui se répartit entre paidia (turbulence) et ludus (discipline) afin d’analyser la logique interne des jeux et de dégager leurs différents caractères (liberté, séparation du jeu de l’espace-temps, incertitude, improductivité, imposition de règles et fiction) et leurs diverses formes (culturelles, institutionnelles et transgressives).
À la première ligne du paragraphe précédent, « d’abord » doit être mis entre guillemets, car l’ethnologie s’intéressait aussi de son côté au culturel dans le jouer par des exemples empiriques comme les travau de Marcel Griaule chez les Dogons ou d’Elsdon Best chez les Maoris (cités dans Mauss, 1967). Dans le treizième numéro de Socio-Anthropologie, on rendait publiques des notes de cours de Marcel Mauss datant de 1937 (1), éclairant d’une autre manière les propos qu’il a formulés sur les jeux, notamment dans son Manuel d’ethnographie. Pour ce sociologue français, jouer, c’est embrasser les mythes et les rites. De fait, tout jeu, agnostique comme divinatoire, s’inscrit dans un système de sens où il a pour fonction l’idéation du social. Par conséquent, le jeu se trouve au coeur de la société, proposant à chaque acteur un rôle dans chacune de ses parties (Bouvier 2003). On reconnait dans cette idée la préoccupation de Lévy-Bruhl pour la participation (1949). Le jeu devient ainsi, et contrairement à la théorie de Huizinga, une sorte de mécanisme culturel où le pratiquant devient un participant. L’héritage maussien demeure néanmoins imprécis ; il est difficile de prétendre que Claude Lévi-Strauss ait repris le flambeau, n’ayant pour ainsi dire que traité du jeu sous le couvert de la métaphore. Il écrira cependant dans La Pensée sauvage que « tout jeu se définit par l’ensemble de ses règles » (1962 : 44), autorisant de cette manière le structuralisme à s’intéresser au jouer.
Pour élucider ce flou plutôt gênant, Thierry Wendling, ethnologue au CNRS, s’est penché dans sa contribution à ce numéro sur la rivalité entre Claude Lévi-Strauss et Roger Caillois, notamment en ce qui a trait au relativisme culturel, pour éclairer un angle mort de l’historiographie des études sur les jeux en France. La (célèbre) querelle aurait bien influencé les préoccupations des ethnologues. C’est comme si, chez les lévi-straussiens, s’intéresser aux jeux autrement que par le biais de la métaphore équivalait à un acte de traitrise. Citer Huizinga, traditionnellement associé à Roger Caillois (qui se réclame héritier), devient pour ainsi dire un tabou. Entrer dans le jeu, c’était par conséquent entrer dans le clan des cailloisiens. Cet éclairage particulier sur l’ethnologie des jeux soulève quelques rumeurs de critique, dont la principale demeure celle-ci : le désintérêt des ethnologues pour les jeux ne serait-il que le résultat d’un simple climat d’adversité ?
En invitant les ethnologues à reconsidérer la filiation, il est à se demander si Wendling n’ouvre pas parallèlement la porte à une remise en question de l’héritage, notamment, de Huizinga. Dans Ethnologie des joueurs d’échecs, l’ethnologue cite le « lumineux » compte-rendu que Jean Pouillon a fait de Homo ludens pour rapatrier l’historien néerlandais dans le projet interprétatif de Lévi-Strauss (2002 : 46). Caillois serait-il un héritier illégitime de la pensée de Huizinga ? Il est à se le demander en effet, car on peut aisément découvrir des distorsions entre les projets interprétatifs des deux auteurs. Par exemple, et l’exemple est lourd de conséquences, Caillois affirme relire Huizinga quand il insiste sur le fait que « le jeu est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l’existence » (1967 : 37). Pourtant, Huizinga a été clair sur cette question :
Élément indépendant de « la vie courante », [jouer] se situe en dehors du mécanisme de satisfaction immédiate des besoins et des désirs. Bien mieux, elle interrompt ce mécanisme. Elle s’y insinue, comme une action temporaire, pourvue d’une fin en soi, et s’accomplissant en vue de la satisfaction qui réside dans cet accomplissement même. Ainsi du moins, le jeu nous apparaît, considéré en soi et en première instance, comme un intermède dans la vie quotidienne, comme une occupation de détente. Mais déjà à ce titre d’alternance régulière, il constitue un accompagnement, un complément, voire une partie de la vie en général (1951 : 25-26).
Ce fragment de texte introduit l’idée que même si le jeu est en marge des activités régulières, il fait malgré tout partie intégrante du monde du joueur. Ce dernier ne le quitte donc pas, au contraire. Il s’agit d’une nuance importante, car dans la conception cailloisienne, le joueur et l’individu semblent deux êtres qui ne se connaissent pas. Le joueur « expérimente » une autre vie, celle-ci fictionnelle, sinon une double vie. C’est comme si quelqu’un d’autre, comme une schizophrénie ludique, s’emparait de l’humain en état de jouer. Caillois annonce ce sursaut dans la réalité à la toute première page de Les jeux et les hommes (2) : « les joueurs se retrouvent à zéro et dans les mêmes conditions qu’au premier début » (1967 : 12). Il demeure qu’il est difficile de comprendre comment cette éternelle régression à l’inexistentiel permet aux individus de se construire l’identitaire.
Ce problème dans l’architecture conceptuelle de cette approche est soulevé dans l’article de Maude Bonenfant, docteure en sémiologie. Elle réfléchira aux rapports de filiation entre le jeu et la culture dans les différents débats théoriques. Pour ce faire, elle propose de distinguer la fonction et la notion de jeu. Le projet interprétatif de Huizinga, et parallèlement d’autres approches dites classiques, tenterait, selon l’auteure, de théoriser le jeu en qualité de notion. Celle-ci octroie au jeu un sens produit par un contexte historique et culturel donné. De fait, le jeu n’apparaît pas non plus à l’analyste comme une activité créatrice, notamment de libertés, mais comme un produit servant à fixer le sens. L’auteure réussit ainsi à synthétiser nombre de limites de l’approche classique, limites qui ont été soulevées par des auteurs issus d’une tout autre filiation tels que Jacques Henriot, Eugen Fink, Colas Duflo et Thomas M. Malaby. Cette nouvelle perspective, qui s’interroge sur la fonction du jeu, cherche à redonner aux joueurs l’autorité de leur parole sur le sens qu’ils octroient à leur propre jeu. Redonner le jeu aux joueurs permet d’une part d’ouvrir la porte à une sémiotique des jeux, approche nouvelle, pour ainsi dire vierge et recelant un fort potentiel, et d’autre part de réaffirmer implicitement la pertinence de l’ethnologie au sein des Play Studies.
Sur ce dernier point, Jacques Henriot a affirmé dans Sous couleur de jouer (1989) que sa perspective s’harmonisait bien avec l’anthropologie sociale et culturelle ; toutes deux cherchent un sens au jouer et militent solidairement pour une conception à la fois socialisée et globale de cet acte. Encore plus, jouer est compris comme reflet et fille de tout un système conceptuel. Ici, il serait aisé d’établir une filiation avec Marcel Mauss. Pourtant, Henriot se dissocie des réflexions de cet auteur en arguant qu’il décrit dans Essai sur le don le potlatch comme un jeu soumettant les acteurs à des contraintes auxquelles ils ne peuvent se soustraire. Henriot déplore alors l’absence de considérations pour le jeu des joueurs. Problème de sens cependant, Mauss (et par extension ses héritiers) s’appuie bel et bien sur l’expérience des joueurs pour dégager le sens de leur jeu ; pour faire un clin d’oeil à la deuxième note de Bonenfant, il semble y avoir mésentente sur la fonction de jeu et celle du jeu. La tradition ethnologique française se tiendrait peut-être de l’autre côté de cette fine ligne. Elle pourrait néanmoins se situer du côté de l’approche dite classique, parce que Huizinga lui-même insiste sur le fait que l’analyste doit saisir le jeu, sinon son intensité, « dans sa totalité » (1951 : 18). Or, l’auteur parle ici d’une totalité non strictement culturelle, et une totalité qui laisse en fin de compte peu de place au mécanisme interne. C’est ainsi dire que les débats autour du jeu et du culturel sont encore vifs, car plusieurs flous résistent à l’interprétation.
Jouer le réel en ligne
Pour éclaircir ces mystères, nous avons retenu des études plus spécifiques sur des jeux, et plus justement sur des jeux en ligne. L’écran, entre planche de jeu placée à la verticale, bouclier et fenêtre sur un autre monde, devient, une fois branché à un ordinateur, un terrain de jeux ; jeux solitaires, en réseau ou encore contre un adversaire inhumain. Mais certains diront que l’écran peut aussi agir en qualité d’écran protecteur, de cachette ultime, assurant au joueur un certain « anonymat », voire une certaine négation du corps et par extension, du corps social. On pourrait alors constater l’absence, voire la négation de l’autre, de son corps, laissant le joueur seul, avec son jeu, avec lui-même.
Les jeux en ligne ne pourraient être que des espaces fictionnels encourageant la fabulation, qui limiteraient l’action à des mouvements de doigts et qui hypnotiserait les joueurs. Le but du jeu deviendrait la fuite de la réalité et la communauté de joueurs resterait illusoire. Cette lecture du jeu en ligne n’est pas sans rappeler celle des psychiatres Marc Valleur et Jean-Claude Matysiak qui affirment dans Les nouvelles formes d’addiction : « Les jeux d’action, les jeux de rôle et les forums de discussion peuvent […] devenir un succédané de socialisation dans une réalité de grande solitude » (2004 : 204). Bien sûr, il est question ici de la dépendance au jeu et non spécifiquement du rapport au culturel. Cependant, pour arriver à cette conclusion, ces mêmes auteurs se sont appuyés sur la conception de Roger Caillois en insistant sur cette opposition entre jeu et réalité et leur « exclusion réciproque » (2005 : 177). De fait, et ici le culturel est concerné, jouer doit être compris comme fracture de l’identité.
Le projet interprétatif de Roger Caillois semble par conséquent échouer à la tâche de réfléchir au jeu identitaire et à l’identité jouée dans l’expérience vécue des joueurs en ligne. Car en se penchant sur ce que racontent les communautés électroniques de joueurs sur leurs propres activités de jeu, on découvre qu’Internet permet une mise en jeu de liens de sociabilité et encore plus, un espace d’affirmation et de reconnaissance. C’est du moins l’angle d’approche des deux prochaines contributions à ce numéro qui ont toutes deux porté une attention particulière aux discours de joueurs en ligne sur des forums de discussion.
Karim Chibout et Martial Martin, maîtres de conférences en sciences de l’information à l’Université de Reims se sont intéressés aux fanfictions de MMORPG, c’est-à-dire les fictions créées par les adeptes de jeu de rôle en ligne massivement multijoueur, pour en dégager l’affirmation identitaire de ces joueurs. Les récits, issus de braconnages, se comprennent dans un jeu de mise à distance : distances entre le joueur et sa réalité sociale, entre le joueur et le jeu et entre le jeu et la réalité. Or, au lieu de présenter cette distanciation comme une preuve de fracture, les auteurs osent penser les fanfictions comme un entre-deux, pour ne pas dire un entre-lieu de la réalité et de la fiction. Ce rôle les soumet à diverses tensions et notamment celle de l’individuel contre le collectif. Cet entre-lieu est révélateur de la position même du joueur tant dans le jeu que dans sa réalité : celui-ci doit « composer » avec le désir de s’affirmer et celui de s’intégrer. La fanfiction n’est donc aucunement un simple « produit dérivé » du jeu, mais au contraire un producteur de jeux et de réalités.
De leur côté, Madeleine Pastinelli, professeure au Département de sociologie de l’Université Laval, Simon Côté-Bouchard, étudiant à la maîtrise en sociologie et Élizabeth Papineau, anthropologue de l’Institut national de santé publique du Québec, ont cherché à comprendre comment des aspirants joueurs de poker professionnel développent sur un forum une norme alternative en matière de jeu. Ils nous font ainsi découvrir, de l’intérieur, un univers de représentations où les aspirations des joueurs guident leur pratique. Ils révèlent, entre autres, que le poker est perçu comme une discipline outrepassant le terrain du jeu. Cette discipline impose un programme et des objectifs que les joueurs disent suivre rigoureusement pour mériter leur identité de bons joueurs (qui ne s’acquiert qu’à long terme). Au coeur de ces représentations du jeu se dresse le forum qui devient un véritable espace de reconnaissance et de socialisation.
Sport et discipline
Le processus de socialisation par le jouer peut donc être compris comme une normalisation et encore plus justement comme une disciplinarisation du joueur. Disciplinarisation à outrance, les médias se plairont par exemple, et nous débordons du propos de Pastinelli et al., à ajouter des commentaires quasi sportifs sur les performances des joueurs de Texas Hold’em durant les diffusions de tournois d’importance, à faire des reportages sur la préparation physique des participants, à expliquer comment les parieurs travaillent sur eux pour qu’aucune émotion ne transparaisse dans leur corps et dans leur visage, etc. S’il est difficile de parler ici de « sportification» (Parlebas 1999), l’exemple illustre bien que jouer, c’est intérioriser les règles et les représentations sociales et peut- être encore plus justement, les incorporer. En ce sens, les sports aussi recèlent une toile complexe de significations qui se tisse entre le sujet et sa pratique sportive. À l’instar des jeux, les sports doivent composer avec nombre de contraintes : celles du corps, du social, des règlements, etc. Il est à se demander comment s’articulent ces contraintes, incorporées, avec l’expressivité et comment un tel contexte permet la projection, l’édification et la reconnaissance du soi.
Pour y répondre, Marie Level (doctorante), Éric Dugas (maître de conférences) et Thierry Lesage (chercheur statutaire) du GEPECS (Groupe d’étude pour l’Europe de la culture et de la solidarité) de l’Université Paris Descartes proposent une synthèse des principaux débats en sociologie (notamment française) des sports qui mettent en exergue cette dialectique. Cette lecture du champ d’études permettra de faire ressortir « les conditions d’expression et d’émancipation du joueur agissant » qui émergent dans l’entre-lieu des règles explicites et implicites. Le but avoué de la démonstration est de soutenir le concept d’intelligence motrice comme participante de l’identité individuelle. On retourne alors à une conception mécanique du jouer: l’incorporation des règles et par extension, du culturel, se traduit dans le geste, dans les conduites motrices et ultimement dans la cons truction identitaire grâce à la production de subjectivité.
Cette interprétation du jouer n’est pas sans rappeler, et les auteurs l’annoncent eux-mêmes en conclusion, les techniques de soi de Foucault. Pour affirmer ce lien, la contribution de Bonita Gracey, doctorante en sciences de l’activité physique, se penche sur le sport récréatif chez les enfants organisé par les adultes comme une technologie disciplinaire. Le modèle pouvoir/performance jouerait un rôle d’importance au sein des ligues d’enfants, à un point tel que le jeu basculerait du côté de la normalisation, contraignant la créativité, l’expérimentation et la découverte de soi. Pour appuyer cette lecture critique, l’auteure a fait de l’observation participante auprès d’une ligue de basketball d’un YMCA du sud de l’Ontario. Ses observations l’amènent à réfléchir sur la présence de l’adulte et de son contrôle sur le jeu, soit celui d’imposer aux jeunes des standards de compétition, de comportement et d’organisation.
Si le sport impose des standards, Vicky Paraschak, professeure agrégée au département de kinésiologie de la University of Windsor, et Janice Forsyth, professeure adjointe à la Western University, se préoccupent, dans leur contribution, des dimensions du genre. Elles s’interrogent alors sur l’expérience de femmes autochtones au sein du sport canadien et dégagent des réflexions sur le rôle, invisible, qu’elles occupent et disent occuper dans le système, tant sportif que communautaire. Pour le rendre visible, elles proposent d’approcher la question avec le concept mi’kmaq « two-eyed seeing », c’est-à-dire un regard métis intégrant deux visions du monde, deux yeux, soit celui de l’Autochtone et de l’Occidental. Ce point de vue particulier leur permet de considérer le travail de la femme et particulièrement celui de prendre soin de la santé et du bien-être tant des individus que de la communauté.
Les articles portant sur le sport retenus dans ce numéro réussissent à montrer l’intérêt de comprendre la tension dialectique entre règles et expressivité en s’intéressant notamment aux lignes de force, aux influences, qui traversent la sphère sportive pour s’incorporer dans l’individuel et le social. Jouer ne semble pas, pour le joueur ou le sportif, une manière de s’affranchir, mais au contraire d’exposer sa docilité. L’ethnologie doit-elle s’en inquiéter ? Christian Bromberger (1995), en collaboration avec Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, rassure sur cette « passivité » du participant en interrogeant le concept de passion (3) collective à travers le football. Ce dernier se voit comme un rite collectif, avec ses leaders, son langage, voire son style qui lui est spécifique, mais qui se développe à l’intérieur d’une matrice symbolique. Cette matrice explique le processus d’identification chez les spectateurs, ainsi que sa codification. Jouer demeure une célébration (de l’)identitaire, un moment fort de réjouissances du social et par conséquent une manière toute spécifique de s’exprimer.
Pour souligner la spécificité culturelle du jouer, Laurent Sébastien Fournier, maître de conférences en sociologie du sport et des loisirs à l’Université de Nantes, place le « folk-football » au Royaume-Uni sous l’ethnoscope. Il s’intéressera notamment au cas du « ba’game » de Kirkwall qui divise, durant les fêtes de fin d’année, la localité en deux clans (« Uppies » et « Downies »). qui chercheront à rapatrier le ballon dans leur camp. Il examine alors le jeu et ses mythes d’origine afin de comprendre les revendications identitaires locales. Sous cette perspective, les joutes traditionnelles font identité et participent à inscrire le local dans son contexte national et historique. Pour pousser davantage la discussion sur le processus identificatoire, ou plutôt pour insister sur sa multidimensionnalité, l’auteur interrogera l’expérience vécue des joueurs. L’identité, dans le sport, revêt dès lors des caractères sociaux, physiques, psychologiques, et corporels, qui donnent au jeu un grand air de fête.
Ponctuant la thématique sur le mot « fête », l’article conclusif semble inviter la discipline d’une part à renouer avec ses préoccupations qui l’ont fait naître et d’autre part à dénouer une nouvelle préoccupation au sein des Play Studies : le patrimoine culturel immatériel. Or, il ne s’agit seulement d’une avenue possible ; le culturel est un immense terrain de jeux, identitaires comme disciplinaires. Mécanique de la culture ou mode d’expression, d’affranchissement et de franchissement de l’identité, jouer, c’est, en un mot, être.
Notes
1. Soit un an avant la première parution de l’ouvrage de Huizinga.
2. D’ailleurs, on constate aisément ce glissement dans les deux titres ; chez Caillois, la conjonction « et » semble faire impliquer un rapport simultané, mais bien distinct entre le monde des hommes et celui des joueurs. De son côté, le titre de Huizinga met l’accent sur la participation de l’homme dans le jeu et du jeu dans l’homme.
3. Étymologiquement de passio : souffrance, passivité.
Références
Bouvier, Pierre (dir.), 2003, « Jeux / Sports », Socio-Anthropologie 13.
Bromberger, Christian (dir.), 1995, « Des sports », Terrain 25.
Bromberger, Christian (collaboration d’Alain Hayot et de Jean-Marc Mariottini), 1995, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin. Paris, Maison des sciences de l’homme.
Caillois, Roger, 1967, Les jeux et les hommes. Paris, Gallimard.
Dallaire, Christine, 2003, « Sport’s Impact on the Francophoneness of the Alberta Francophone Games (AFG) », Ethnologies 25 (2) : 33- 58.
Geertz, Clifford, 1983, Bali. Interprétation d’une culture. Paris, Gallimard.
Henriot, Jacques, 1989, Sous couleur de jouer. La métaphore ludique. Paris, José Corti.
Hohmann, Delf Maria, 1985, « Jennifer and her Barbies. A Contextual Analysis of a Child Playing Barbie Dolls », Canadian Folklore Canadien 7 (1-2) : 111-120.
Huizinga, Johan, 1951, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris, Gallimard.
Mauss, Marcel, 1967 [1947], Manuel d’ethnographie. Paris, Payot.
Lévy-Bruhl, Lucien, 1949, Carnets. Paris, Les Presses universitaires de France.
Lévi-Strauss, Claude, 1976 [1962], La Pensée sauvage. Paris, Plon.
Paradis, André, 1980, « Présentation ». Dans Madeleine Doyon-Ferland, Jeux, rythmes et divertissements traditionnels. Montréal, Leméac.
Parlebas, Pierre, 1999, Jeux, sports et sociétés. Lexique de praxéologie motrice. Paris, INSEP.
Rauch, André, 1994, « Combat sur les ondes. Le spectacle de boxe radiodiffusé », Ethnologie française 4 : 811-823.
Robidoux, Michael, 1997, « Artificial Emasculation and the Maintenance of a Masculine Identity in Professional Hockey », Canadian Folklore Canadien 19 (1) : 69-87.
Valleur, Marc et Jean-Claude Matysiak, 2004 [2003], Les nouvelles formes d’addiction. Paris, Flammarion.
Wendling, Thierry, 2002, Ethnologie des joueurs d’échecs. Paris, Presses universitaires de France.
[p. 5-15]
En 1954-1955, un violent débat intellectuel opposa Roger Caillois à Claude Lévi-Strauss autour du relativisme culturel. Prenant la forme d’une joute oratoire, ce conflit marqua ces deux grandes figures de la vie intellectuelle française. Par la suite, il est remarquable que Caillois se posait en théoricien du jeu, tandis que Lévi-Strauss semblait éviter de relancer la polémique en se désintéressant du sujet. L’influence du structuralisme explique peut-être en partie le manque d’intérêt que les ethnologues manifestèrent alors pour les activités ludiques.
[p. 29-49]
Cet article distingue deux formes d’approches du jeu pour bien comprendre la spécificité du jeu lorsqu’il est étudié sous l’angle des nouvelles perspectives. Cette façon de considérer le jeu nous aidera à exposer ce qu’est la fonction de jeu en discutant de ses limites et de la liberté ludique. Cette liberté ludique créée par des règles nous permettra de mettre en lumière les liens entre le jeu et l’interprétation pour finalement montrer en quoi le jeu est un producteur culturel et non pas seulement un produit issu de la culture.
[p. 51-69]
Raconter des histoires autour de son usage des jeux massivement multijoueurs s’apparente en premier lieu à une imprégnation socioculturelle, à un hommage du joueur à cet univers ludique persistant. Cependant, la fanfic peut aussi s’opposer au jeu et rompre avec la continuité de l’univers pour affirmer une identité propre au joueur et des relations sociales singulières dans le cadre de son équipe (guilde). Les éditeurs des jeux tolèrent ce braconnage narratif et la diversité des « trajectoires d’usage » parce qu’ils ne remettent pas fondamentalement en cause l’unité du jeu. Les fanfictions profiteraient même au jeu qui, inexorablement, fait ventre de tout en utilisant les récits comme des extensions officieuses propices à son expansion.
[p. 71-86]
Cet article cherche à comprendre comment des aspirants joueurs de poker professionnel développent sur un forum une norme alternativeen matière de jeu. Il nous fait ainsi découvrir, de l’intérieur, un univers de représentations où les aspirations des joueurs guident leur pratique. Il révèle, entre autres, que le poker est perçu comme une discipline outrepassant le terrain du jeu. Cette discipline impose un programme et des objectifs que les joueurs disent suivre rigoureusement pour mériter leur identité de bons joueurs (qui ne s’acquiert qu’à long terme). Au coeur de ces représentations du jeu se dresse le forum qui devient un véritable espace de reconnaissance et de socialisation.
[p. 87-111]
L’inscription dans une activité sportive est vectrice d’identité au même titre que l’engagement politique ou la pratique d’une religion. Le pratiquant, placé dans un contexte culturel donné, ici les activités ludomotrices, est amené à incorporer un système de codes, de valeurs et de représentations véhiculés par des logiques internes d’une part et des mécanismes implicites d’autre part. C’est au travers du filtre d’analyse, qui conjugue l’étude du pratiquant et des structures dans lesquelles il agit, que nous explorons ici l’identité jouée dans les jeux et les sports afin de mieux appréhender les conditions d’expression et d’émancipation du joueur agissant.
[p. 113-132]
Cet article examine le sport récréatif pour enfants organisé par des adultes sous l’angle foucaldien des technologies disciplinaires. Malgré des décennies d’efforts pour changer et réformer l’organisation du sport pour enfants, la difficulté de répondre aux besoins variés des participants demeure. Nous concluons qu’il est temps de reconsidérer sérieusement le rôle dominant occupé par les adultes dans les sports pour enfants et que nous devons trouver de nouvelles voies pour y donner davantage de contrôle aux participants eux-mêmes.
[p. 133-156]
Cet article explore la complexité des manières d’expérimenter le sport chez les femmes aborigènes. Il examine particulièrement les dimensions genrées qui pèsent dans leur quête de reconnaissance et de support pour leur travail et leur engagement bénévole au sein de leur communauté, là où leur contribution est à la fois est manifeste et omniprésente. Pour plusieurs Aborigènes, il n’y aurait pas d’activités sportives si ce n’était du travail des femmes. Nous avons constaté qu’au coeur de leurs luttes, leurs aspirations les plus chères dépassent de loin des considérations « strictement féminines » et s’orientent vers des préoccupations plus larges, liées à la santé et au bien-être des membres de leur communauté, dont tout spécialement les jeunes.
[p. 157-173]
L’étude ethnographique du « folk-football » et d’autres formes archaïques de football encore présentes de nos jours au Royaume-Uni permet de collecter un certain nombre de mythes d’origine et de préciser ce que ces pratiques ludiques traditionnelles disent sur le plan des revendications identitaires locales. La mise en relation des données issues des enquêtes et de discours plus généraux relatifs à l’origine des différentes formes de « football » conduit ensuite à mettre les pratiques étudiées en relation avec une conception complexe et multifonctionnelle de l’identité, adossée à des dimensions à la fois sociales, culturelles, territoriales, psychologiques et corporelles. L’ensemble des données présentées conduit à poser les jalons d’une étude anthropologique compréhensive des jeux traditionnels comme moments privilégiés dans l’élaboration performative des processus d’identification collectifs à l’échelle locale.
[p. 175-193]
S’il s’est attiré de nombreuses critiques, l’ouvrage Coming of Age in Samoa a aussi joui d’une immense popularité chez un lectorat tant universitaire que populaire. Son auteure Margaret Mead a convaincu plusieurs lecteurs qu’en capturant la vie sociale et sexuelle des adolescentes samoennes, l’auteure fournissait par la même occasion des informations instructives aux jeunes filles nord-américaines. En se proposant de reprendre et de réévaluer cet ouvrage, cet article tente de montrer qu’il ne s’agit ni d’une collection détaillée d’observations de terrain, ni d’une critique interculturelle, mais de la relation d’une histoire d’amour. Le texte a partage plusieurs points communs avec les conceptions postmodernes de l’ethnography qui rendent compte des médiations interprétatives, représentationnelles et linguistiques dans l’« écriture de la culture ». Comme plusieurs ethnographes postmodernes, Mead construit consciemment sa position auteuriale plutôt que de chercher à demeurer absente et objective. Le personnage qu’elle construit est en partie celui d’une scientifique partageant ses données. Cependant, elle se montre plus disposée à raconter une « bonne histoire » qu’à invoquer les normes de la rigueur scientifique. Si les lecteurs contemporains peuvent lire ce texte à l’aune du postmodernisme, au moment de son écriture, cette approche était sans précédent. Sa conscience de transgresser ainsi la méthode scientifique se manifeste dans l’introduction du livre, où elle effectue un retour sur ses choix de considérer la paternité d’un texte comme performance et le texte lui-même comme un intrigue, astucieux et intime.
[p. 197-215]